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Révolution(4) - par Armand de Gouyon

 

Le personnel révolutionnaire du pays.

Avant de continuer ce récit, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur le personnel révolutionnaire qui exerçait un droit de vie et de mort sur le pays qui nous avoisine.

Redon était entre les mains d’un nommé LE BATTEUX (grand-père de Mesdames MATARD et GUIHAIRE) dont je ne connais pas les antécédents, mais qui, comme toutes les célébrités sanguinaires de cette époque, s’habitua progressivement à verser le sang. Il en arriva au point d’être un des principaux pourvoyeurs de la guillotine, le Carrier de Redon. Il tenait l’auberge de la Tête Noire qui était dans la grande rue en face du pont de Saint-Nicolas. Il n’en reste plus aujourd’hui que le portail, le reste a été abattu pour faire le canal. Cet homme altéré de sang guidait souvent les colonnes mobiles dans les environs et pourchassait les aristocrates, les prêtres et les suspects, comme on disait alors.

Dans une de ses tournées, il fit incendier la chapelle de la Croix à Cournon. Cette chapelle était fort ancienne, c’était la chapelle des caqueux ou lépreux et la prairie du presbytère portait encore le nom au cadastre de pré de la Maladrerie. Leur cimetière était probablement au bas de cette prairie. Ce qui me le fait supposer, c’est que Jean-Louis BOUDART, en faisant enclore en 1834 une petite pâture qui la joint, trouva une assez grande quantité d’ossements humains que j’ai vus.

Le Calvaire a été bâti sur l’emplacement même de la chapelle. Tant que je suis à l’article de LE BATTEUX, je veux vous raconter sa triste fin où le doigt d’un Dieu vengeur apparut d’une manière terrible. C’était longtemps après la Révolution. Le BATTEUX vivait tranquille mais abhorré. Sans doute, les ombres de ses victimes et le souvenir de ses crimes l’obsédaient constamment. Un jour qu’il traversait, tout absorbé, la place de Redon, il crut entendre appeler et, se retournant vivement, demanda qui l’appelait. Il n’y avait personne derrière lui, mais un ouvrier qui passait répondit : " Tu ne vois donc pas que ce sont les demoiselles de Renac qui t’appellent." Or, c’était précisément à cet endroit qu’il avait fait guillotiner les deux demoiselles de Renac pendant la Révolution. L’impression qu’il ressentit fut si forte qu’il en tomba malade et qu’il mourut quelques jours après.

Il y avait à Redon d’autres révolutionnaires, mais c’était le BATTEUX qui menait tout ; les autres n’agissaient que par peur. La bourgeoisie avait d’abord adopté chaleureusement les idées de la Révolution, elle s’était fourrée dans les gardes nationales; mais quand le sang commença à couler, elle se retira petit à petit et fut remplacée par la lie du peuple.

À La Gacilly, il y avait deux révolutionnaires pur sang, c’était Séguin BEAUVAL, grand-père du côté maternel de M. ETRILLARD le notaire, et un nommé GUILLEMIN qui n’était guère connu que sous le nom de Cadet. Ce dernier était étranger au pays. Il venait de Normandie, mais il se fixa à La Gacilly où il a joué un rôle et y est mort. SEGUIN-BEAUVAL était le chef. Il était excessivement mauvais et remplissait à La Gacilly le rôle de Le BATTEUX à Redon. Les autres ne faisaient qu’obéir à ces deux révolutionnaires.

M. Cheval L’ancien notaire mort en 1829 était syndic. Il ne marchait que par peur et, dans plusieurs visites domiciliaires, il rendit des services aux persécutés. Il se montra bien pour ma famille et fit souvent prévenir ces dames quand une visite devait avoir lieu à Sourdéac. Aussi ma mère lui en a toujours conservé une grande reconnaissance et je l’ai vue souvent prendre sa défense en racontant ce que je viens de dire, quand on l’accusait d’avoir trempé dans la Révolution.

Carentoir avait pour meneur un LEBLANC du Bourgneuf. GAREL, le maire ou syndic, était un homme tout à fait illettré qu’il poussait en avant en se tenant derrière le rideau. Comme homme d’exécution, il y avait un nommé HOÊO-BOISGESTIN qui, plus tard, fit partie du district de Rochefort. Vers la fin, revenu de ses erreurs, il rendit de grands services aux prêtres et aux personnes qui se cachaient.

Sixt avait LE BEAU avocat du maximum.

Cournon avait TRÉMOUREUX qu’on avait surnommé Saint-Amand (le surnom a passé à son fils et même à son petit-fils). R. de G.) parce qu’il avait abattu la statue de ce saint, patron de la paroisse, en lui passant une corde au cou. Il y avait aussi un nommé TRIGUET dont je parlerai plus tard

À Glénac, il n’y avait pas un seul révolutionnaire. Le maire CHEVALIER était inoffensif. Deux ou trois familles avaient bien acquis du bien national et, pour cela, étaient partisantes de la République; mais personne ne se mettait en avant.

Bains était généralement mauvais. Le maire était un MAHÉ ; au nombre des plus dangereux, on citait un GASCARD et un COLLET. Il y avait encore au Bignon, M. JEAN DUBIGNON, père de celui qui habita plus tard Trégaret; il n’était pas mauvais au fond, quoiqu’à la Convention dont il faisait partie, il ait voté la mort du roi, avec, il est vrai, la restriction de l’appel au peuple. Il avait connu M. DUCHESNE au collège et le voyait quelquefois. Celui-ci lui dit un jour : « Comment, DUBIGNON, tu as voté la mort du roi ! » Il lui répondit : " Que veux-tu ! J’ai voté l’appel du peuple. « Nous votions sous les poignards . » Pour vous faire comprendre en quelles mains la France était tombée à cette époque, je vais vous raconter une charge qui a bien son mérite et dont MAHÉ, le fameux maire de Bains, dut la paillasse. MAHÉ avait trouvé le moyen de garder sa mairie sous les différentes phases révolutionnaires. L’empire le trouva au poste et il fut encore son très humble serviteur. Or, comme à cette époque la guerre dévorait beaucoup d’hommes, les maires les plus difficiles à admettre des exemptions lors du recrutement étaient les mieux notés. MAHÉ était de ce nombre et était sous ce rapport en haute réputation à la préfecture de Rennes.

Bains était généralement mauvais. Le maire était un MAHÉ ; au nombre des plus dangereux, on citait un GASCARD et un COLLET. Il y avait encore au Bignon, M. JEAN DUBIGNON, père de celui qui habita plus tard Trégaret; il n’était pas mauvais au fond, quoiqu’à la Convention dont il faisait partie, il ait voté la mort du roi, avec, il est vrai, la restriction de l’appel au peuple. Il avait connu M. DUCHESNE au collège et le voyait quelquefois. Celui-ci lui dit un jour : « Comment, DUBIGNON, tu as voté la mort du roi ! » Il lui répondit : " Que veux-tu ! J’ai voté l’appel du peuple. « Nous votions sous les poignards . » Pour vous faire comprendre en quelles mains la France était tombée à cette époque, je vais vous raconter une charge qui a bien son mérite et dont MAHÉ, le fameux maire de Bains, dut la paillasse. MAHÉ avait trouvé le moyen de garder sa mairie sous les différentes phases révolutionnaires. L’empire le trouva au poste et il fut encore son très humble serviteur. Or, comme à cette époque la guerre dévorait beaucoup d’hommes, les maires les plus difficiles à admettre des exemptions lors du recrutement étaient les mieux notés. MAHÉ était de ce nombre et était sous ce rapport en haute réputation à la préfecture de Rennes.

On donnait, ce soir-là, Les Visitandines, pièce assez mauvaise où l’on fait paraître sur la scène toute une communauté de femmes en costume religieux. En rentrant à Bains, MAHÉ raconta que le préfet, après lui avoir donné un bon diner, l’avait mené dans sa voiture voir un couvent de religieuses où on lui avait fait beaucoup de politesses.

Voilà pourtant un de ces nigauds dont la Révolution se servait et qui, pendant le plus fort de la Révolution, eurent droit de vie et de mort sur la France. À côté de ces hommes vendus à la Révolution, il y en avait un grand nombre restés dans les bons principes et qui ne craignaient pas d’exposer leur vie pour cacher les proscrits et les vases sacrés du culte. Les cloches actuelles de Glénac ont passé la Révolution dans le marais; les calices cachés chez les habitants. À Cournon, les cloches furent aussi descendues une nuit en l’absence de TRÉMOUREUX et de son compère TRIGUET et enfouies dans la rivière; les vases sacrés furent cachés chez Jean-Louis BOUDART à la Juberde. Je n’en finirais pas si je voulais m’étendre sur la facilité qu’on avait à trouver un gîte chez un grand nombre de paysans ; par une grâce spéciale dans ces temps malheureux, les enfants eux-mêmes rivalisaient de discrétion et de dévouement avec leurs parents et je n’ai jamais entendu dire que leur légèreté eût été la cause d’une seule arrestation.

Arrestation de Mme de GOUYON.

Nous avons laissé notre récit au moment de la vente des biens des émigrés. Maintenant, je vais vous parler des vicissitudes que subirent ces dames restées à Sourdéac

Sous je ne sais quel prétexte, une colonne mobile commandée par les Gaciliens se présenta un matin à Sourdéac et déclara à ces dames qu’elles étaient en état d’arrestation et qu’on allait les conduire à Rochefort où se trouvait le district et qu’elles auraient à répondre devant la justice. Toute réclamation étant inutile, on fit les paquets, on monta en charrette et on partit.

  • Ma mère avait deux petits-enfants; elle nourrissait encore le dernier; tous les deux étaient fort malades de la dysenterie. Elle fit observer à l’officier qu’il était impossible d’abandonner son nourrisson et que le voyage le tuerait. Au moment de partir, elle refusa tout net et se cramponna si bien au berceau de son enfant qu’on consentit à la laisser sous promesse de se présenter à Rochefort sitôt que ses enfants seraient morts ou guéris. Ils moururent bientôt tous les deux, mais ne se croyant pas tenue, avec raison, d’obtempérer à l’ordre des révolutionnaires, elle prit le parti de rester en se cachant un peu, c’est-à-dire qu’elle changeait souvent de domicile, allant au Grand Clos, à la Giraudais passer du temps et ne mettait les pieds à Sourdéac que le moins possible, uniquement pour les affaires.
  • Quant aux autres, arrivées le soir à Rochefort, on les jeta dans le vieux château et bientôt on les conduisit à Josselin où le vieux castel d’OLIVIER de CLISSON leur servit de prison jusqu’à la mort de Robespierre. Plusieurs visites domiciliaires furent faites sans succès à Sourdéac. Enfin, un matin une troupe nombreuse (environ 800 hommes) cerna la maison; elle fut prise et menée triomphalement à La Gacilly où elle fut en butte aux huées de la populace.
  • Une dame LE ROY eut pitié d’elle et obtint de la loger dans sa maison, dans laquelle on établit une garde. Quelques instants après, le fameux SEGUIN BEAUVAL se présenta accompagné du greffier de Le BATTEUX et d’un aide de camp du général BEYSSER. On procéda à un premier interrogatoire. BEAUVAL faisait les questions, le greffier écrivait, l’aide de camp faisait les cent pas dans l’appartement. C’était un beau jeune homme de vingt et quelques années qui contrastait parfaitement avec les deux autres.
  • Ma mère était accusée d’avoir fait des cocardes blanches et de les avoir distribuées aux Chouans. Il n’en fallait pas plus pour lui faire couper la tête. Ce n’était pas elle, mais les deux vieilles demoiselles des AULNAYS du pont d’Oust qui les avaient distribuées aux Chouans de Peillac et des Fougerets. Elle le savait, mais se garda bien de rien dire qui pût les compromettre. Elle se borna donc à nier énergiquement malgré les menaces des deux coquins. Tout à coup, l’aide de camp, profitant de ce que les deux autres causaient avec de nouveaux arrivés, passa à côté d’elle et lui dit à voix basse : « Ne vous retournez pas, mais écoutez-moi. Niez toujours fermement et, une fois à Redon, demandez à être jugée par le militaire, c’est votre droit puisque le fait qu’on vous reproche est un fait de guerre civile qui relève des conseils de guerre. « Si vous êtes jugée par le civil, vous êtes perdue .. »Cela dit, l’aide de camp, après avoir un instant continué sa promenade, vint prendre place auprès des inquisiteurs. Comme on le pense bien, le conseil donné furtivement rendit à ma mère toute sa présence d’esprit et toute son énergie pour le reste de son interrogatoire. Elle continua à nier avec une résolution qui étonna les instructeurs. Ils redoublèrent d’invectives et de menaces sans réussir davantage. Enfin, il fallut bien clore le procès-verbal et terminer ce premier interrogatoire.
  • Restée seule dans l’appartement, elle eut tout le loisir de réfléchir aux événements de la journée.
  • Le conseil que l’aide de camp lui avait donné paraissait bon. Cependant , ce pouvait être un piège. Ce n’eut pas été la première fois que les agents révolutionnaires pour lesquels tous les moyens étaient bons eussent ainsi cherché à tromper leur victime. Ils savaient prendre le masque de la pitié pour donner à un accusé un conseil qui le perdait infailliblement.
  • La position était grave, embarrassante. Il y allait de la vie, cependant il fallait prendre un parti. Les traits de l’aide de camp respiraient la bonne foi, ses manières contrastaient complètement avec celles des révolutionnaires en général, enfin, dans le parti de la République et surtout dans l’armée, il y avait encore des cœurs honnêtes. Toutes ces considérations la décidèrent enfin à suivre en tout point le conseil qu’il lui avait glissé dans l’oreille. L’événement prouva qu’elle avait bien jugé. Son parti une fois bien arrêté, elle s’endormit paisiblement jusqu’au lendemain.
  • Au point du jour, le tambour battit le rappel, et le soleil paraissait à peine que la colonne se remit en route pour Redon. L’aide de camp de BEYSSER en prit le commandement. Il réprima les huées dont ma pauvre mère avait été assourdie la veille et la traita avec tous les égards possibles pendant tout le trajet qui s’effectua en charrette. Elle m’a raconté bien des fois que les égards du commandant n’échappèrent point à sa troupe et que ceux mêmes qui l’avaient rudoyée la veille étaient pour elle remplis d’attentions ce jour-là. Elle reconnut dans le cortège plusieurs jeunes gardes nationaux appartenant à la bonne bourgeoisie de Redon qui, la veille, ne s’étaient pas fait remarquer, ayant soin au contraire de se tenir à l’écart, honteux du rôle qu’on leur faisait jouer. À l’exemple du commandant, ils vinrent la saluer et lui adresser quelques paroles de condoléance et même d’espérance. Elle avait le commandant pour protecteur. Voilà bien les hommes !
  • Elle ne m’a jamais nommé les gardes nationaux, seulement elle ajoutait : « Tu les connais aussi bien que moi .. »En effet, toute la jeune bourgeoisie de Redon y était, la plupart pour sauver leur tête.
  • Il vous paraîtra étonnant que pour arrêter une femme on eût employé une troupe aussi nombreuse, mais c’était la nature de l’accusation dirigée contre ma mère qui l’avait déterminée. En effet, on pouvait craindre qu’une personne arrêtée pour avoir des intelligences avec les Chouans ne fût secourue par eux s’ils avaient connaissance de ce qui se passait et ce n’était pas la première fois que des prisonniers d’importance avaient été délivrés par eux. Vous devez comprendre maintenant pourquoi on avait mis sur pied 800 hommes pour arrêter ma mère.
  • La colonne arriva à Redon sans aventure. La prisonnière fut envoyée à l’auberge du Lion d’Or où logeait le général BEYSSER. Toujours grâce au commandant, on lui assigna une chambre à la porte de laquelle on plaça une sentinelle.
  • Quelque temps après, un représentant du peuple en tournée en Bretagne et deux membres du district se présentèrent pour l’interroger. Ce fut à ce moment qu’elle eut besoin de toute sa présence d’esprit et de toute son énergie. Elle leur déclara qu’elle ne répondrait à aucune de leurs questions, que ce n’était pas à eux de la juger, mais aux militaires, qu’elle connaissait la loi et ses droits et que rien ne ferait changer sa détermination. Après lui avoir fait les menaces les plus terribles, ils se retirèrent en disant que le lendemain elle comparaîtrait à la commune et qu’elle serait jugée qu’elle répondit ou non. Naturellement, la nuit qu’elle passa au Lion d’Or fut bien agitée.
  • Le lendemain, son sort allait être décidé; c’était la vie ou la mort. Elle n’a jamais su ce qui se passa entre l’autorité civile et l’autorité militaire, mais toujours est-il que le lendemain vers 9 heures, elle vit entrer dans sa chambre le jeune commandant qui lui avait donné le précieux conseil. Il était accompagné d’un autre militaire et du greffier LE BATTEUX. La vue du greffier la fit pâlir. Le commandant s’en aperçut et la rassura par un signe puis, prenant l’affreux langage du temps, il lui dit : " Citoyenne, tu as demandé à être jugée par le militaire, c’était ton droit puisque tu es accusée d’un fait de guerre civile. La loi te l’accorde. Assieds-toi, on va te donner connaissance de l’acte d’accusation porté contre toi par un citoyen, bon patriote probablement, mais dont on n’a pas voulu me faire connaître le nom. Je n’aime pas les anonymes, il n’y a que les lâches à en agir ainsi .
  • Le greffier s’agita sur sa chaise et parut vexé par ce noble langage auquel il n’était pas habitué, mais il se contint et donna lecture de l’accusation. Cette accusation était très vague ; on ne désignait personne nominativement ; on ne nommait même pas la maison où avaient été distribuées les cocardes. Il était dit que c’était dans une petite maison habitée par des ci-devant dames auprès d’une rivière et d’un passage aux environs de La Gacilly. Cette accusation, en tout autre temps, eût été jugée insuffisante, mais à cette époque il y en avait assez pour vous envoyer à l’échafaud, et certes, c’était ce qui attendait ma mère si elle eût été jugée par Le BATTEUX. Aussi le civil avait-il fait tout son possible pour retenir l’affaire.
  • L’accusation lue, on procéda à l’interrogatoire. Le commandant demanda à ma mère si elle reconnaissait son habitation à la description qui venait de lui être faite. Elle répondit que la maison qu’elle habitait était trop éloignée de la rivière pour qu’on put lui appliquer la description contenue dans la dénonciation; qu’ensuite la rivière n’était même pas nommée; que si on eût dit sur la rivière d’Aff, on aurait pu croire avec quelque raison que c’était Sourdéac que l’on avait voulu désigner, mais qu’il y avait sur la rivière d’Oust bien d’autres passages qui n’étaient pas éloignés de La Gacilly et que l’auteur de la dénonciation aurait dû désigner plus clairement les lieux.
  • Le commandant l’interrompit et lui dit d’un ton brusque : " Ainsi, citoyenne, tu nies que la maison désignée dans l’accusation soit la tienne, tu nies avoir fait et distribué des cocardes blanches ? ". Ici, le greffier interpella le commandant en disant : " Citoyen commandant, ce n’est pas comme cela qu’on fait un interrogatoire. Tu fais les demandes et les réponses, et elles sont favorables à l’accusée . »
  • Alors le commandant s’emporta ou feignit de s’emporter et lui cria en frappant violemment sur la table : " De quoi te mêles-tu ? Crois-tu m’apprendre mon métier ? Va me chercher le nom de l’accusateur et des renseignements plus précis, tu verras comme je conduis un interrogatoire ! "
  • À cette sortie, l’ignoble greffier rentra dans sa coquille et écrivit sans observation ce que lui dicta le commandant.

Deux heures après cette scène, un officier vint apporter à ma mère un sauf-conduit signé par le général et lui dire qu’elle était libre. Elle trouva alors M. du FRESCHE qui la conduisit à la Giraudais et, le lendemain, elle rentra à Sourdéac au grand contentement de tous ses voisins.

Maintenant, comment expliquer l’intérêt que le jeune aide de camp avait pris à ma mère ? Car c’est bien à lui qu’elle dut de conserver la vie en cette occurrence. Ma mère était jeune et jolie. Ses charmes avaient pu faire impression sur ce jeune homme. Mais ce n’était certainement pas là le seul mobile qui motiva sa conduite. Je l’ai dit déjà, il y avait, au service de la République, des âmes généreuses qui rougissaient du rôle qu’on leur faisait jouer et l’honneur, comme l’a dit un historien de ces tristes temps, s’était surtout réfugié dans les armées. Plus tard, ma mère s’informa de ce jeune homme avec le plus grand intérêt. Elle eut la douleur d’apprendre que quelques mois après, il avait été tué dans un combat contre les Vendéens. Pauvre jeune homme ! Il combattait pour une mauvaise cause, peut-être malgré lui comme tant d’autres. Espérons que celui qui a dit qu’une bonne action ne resterait jamais sans récompense lui aura tenu compte de ce qu’il fit pour sauver ma mère.

Les visites domiciliaires chez les voisins.

        • Aventures de M. de Foucher – Le Camp de Saint-Just –

Ma mère revint à Sourdéac plus tranquille qu’avant, elle espérait beaucoup du sauf-conduit du général BEYSSER. Effectivement, tant qu’il resta dans le pays, on ne la tracassa pas; mais il fut appelé dans la Vendée et remplacé par le général CANTIN. Alors ses inquiétudes recommencèrent. Elle recevait de temps à autre des nouvelles de ma grand-mère et de ses belles-sœurs; elle trouvait même l’occasion de leur faire parvenir quelques secours, mais elle était d’une inquiétude mortelle à l’égard de son mari dont elle n’avait reçu qu’une seule lettre vers l’époque de la marche des émigrés sur Paris. Il était en Angleterre depuis longtemps et elle l’ignorait encore.

Pendant ces événements, les familles restées dans le pays n’étaient pas moins tourmentées que la nôtre. Les QUELO, les BOUDET et d’autres étaient également détenues dans le château de Josselin. Monsieur de FOUCHER s’était retiré d’affaires en se sauvant ou quand il était surpris, en invoquant le nom de son frère colonel d’artillerie au service de la République. S’il avait affaire aux Chouans qui, pour punir sa couardise, le rançonnèrent quelquefois, il arguait de son autre frère qui avait passé l’armée de Condé.

Un jour, une visite domiciliaire le surprit au Grand Clos. C’était un détachement de hussards de BEYSSER, commandé par un chef d’escadron, le citoyen BOUTE qui devint général et commanda sous la Restauration le département d’Ille-et-Vilaine. Le père FOUCHER, ne pouvant se sauver, fit contre fortune bon cœur; il se recommanda de son frère le colonel et, ce qui fit beaucoup plus d’effet, il leur offrit un bon souper et n’épargna pas la cave. On lui en aurait évité la peine, mais il regretta son vin toute sa vie.

Plus de 20 ans après, en 1814, M. BOUTE, général, commandait à Rennes. Le père FOUCHER s’y trouvait avec son fils Charles qui était dans l’Intendance et était venu à Rennes solliciter un emploi. Ils se promenaient tous deux sur la place de la Mairie, quand Charles aperçut le général BOUTE, l’aborda et lui présenta son père. Celui-ci dit alors au général : " J’ai eu l’honneur de vous recevoir chez moi au Grand Clos." Et comme le général n’avait pas l’air de comprendre et peut-être ne se souvenait pas réellement de l’incident, M. de FOUCHER ajouta : « Oh ! certainement, et vous mîtes joliment ma cave à sec .. »Le général, peu flatté de cette réminiscence, tira son chapeau et continua son chemin. Charles était furieux et ne put s’empêcher de dire à son père : " Pourquoi, diable ! aussi lui rappeler cela ? "Maintenant, il n’appuiera pas ma demande. " – " Bah !" dit l’autre, "il ne faut pas manquer ces gaillards-là, quand l’occasion s’en présente." Il n’était pas si fier 20 ans plus tôt.

Il avait plus d’une corde à son arc pour se soustraire aux vexations républicaines quand, du moins, il était prévenu à temps. Son refuge le plus près était le marais. Il avait toujours un bateau prêt et, dedans, une barrique enfoncée remplie de paille ; quand il avait le temps, il prenait le large et allait bivouaquer au milieu de l’eau. Là, du moins, on ne pouvait guère être surpris et il était facile, la nuit, de lui porter des vivres. Au moindre bruit, il se blottissait comme Diogène au fond de son tonneau.

Mais il arriva qu’une fois une compagnie d’infanterie resta plusieurs jours à Glénac. M. de FOUCHER était sur le marais et sa femme, jugeant le lendemain que ses provisions de bouche devaient être basses, envoya avant le jour son domestique La Douceur lui en porter. Il rejoignit M. de FOUCHER sans encombre, mais en revenant, le jour commençait à paraître, il fut aperçu par les soldats qui coururent vivement au bord du marais. Aussitôt les apercevant lui-même, il vira de bord et se dirigea au plus tôt vers la pointe de la Grognée en Bains

Cette manœuvre signalant un suspect, il essuya plusieurs coups de feu, dont, heureusement pour lui, les premiers ne l’atteignirent pas. Comme il prenait terre, une balle mieux dirigée lui déchira la fesse et le jeta sur le sol. Vu la distance, la blessure n’était pas grave. Il se releva promptement et fut bientôt hors de portée. Notre Diogène, aux premières décharges, sortit la tête de son tonneau. Il vit son domestique en fuite et jugea que la mèche était éventée. Il pouvait être cerné et, dans ce cas, la fuite deviendrait impossible. Il prit rapidement son parti, arracha la perche qui retenait son bateau et se dirigea le plus rapidement possible sur la prairie de Beaureu et, de là, sur la Giraudaye, mais, craignant d’être poursuivi, il n’osa s’y arrêter, changea sa direction et piqua droit devant lui à travers champs. Il courut longtemps et finit par gagner le bois de Bézit où il se cacha dans un fourré.

Quand il fut un peu reposé, il tira de sa poche quelques provisions qu’il y avait mises à la hâte en quittant son bateau et, tout en mangeant, il se mit à réfléchir, car il fallait prendre un parti. Il ne pouvait songer à retourner de suite au Grand Clos. La Giraudais lui semblait encore trop près de Glénac. Enfin il se rappela qu’au Val-en-Saint-Just, tout près de l’endroit où il se trouvait, habitait dans un pays très marécageux et très sauvage un monsieur de la SAULAYE, ancien officier, qu’il avait eu l’occasion de voir quelquefois. C’était le père de Madame de TRÉMAUDAN de Redon, de Madame ONFROY de Sixt et de Madame RENVOYE.

Il se rendit chez lui et fut reçu avec cette cordialité franche du gentilhomme breton et du vieux militaire, qui lui dit lui-même : « Vous arrivez fort à propos, car j’aurai ce soir M. BRIEN et un de ses confrères et nous pourrons faire notre partie de boston. » Ce M. BRIEN était un prêtre non assermenté qui s’est caché toute la Révolution et a exercé le ministère. Il était d’une force prodigieuse et sa résolution allait jusqu’à la témérité. Il était toujours armé d’un énorme gourdin dont il savait se servir à merveille et qui l’a tiré plus d’une fois des griffes des révolutionnaires.

M. de la SAULAYE avait ajouté : « Vous pouvez rester ici tant que vous voudrez sans crainte d’être inquiété, ma maison n’a pas encore eu l’honneur d’une seule visite domiciliaire; il est vrai que ce n’est pas tout à fait la faute des républicains, car ils ont essayé deux fois. La première fois, un détachement de dragons apercevant les toits de ma maison en traversant les landes voulut la visiter. Ils vinrent s’embourber à la queue de l’étang où plusieurs faillirent périr dans la vase, en sorte qu’une fois sortis à grand-peine, ils continuèrent leur chemin. La seconde fois, une colonne d’infanterie venue pourtant tout exprès, mais mal dirigée, se perdit le soir dans les landes et, harassée de fatigue, s’en retourna comme elle était venue

M. de la SAULAYE, ancien capitaine de dragons ayant fait les guerres de Louis XV, était un vieillard aimable, bon convive, aimant un peu trop pour sa bourse avoir nombreuse compagnie chez lui et, pendant la terreur, cela ne lui manqua pas, car sa maison était le refuge de tous les proscrits et, en outre, une étape pour les Chouans qui faisaient la correspondance avec la Vendée et réciproquement. On conçoit quelle dépense devait occasionner un pareil genre de vie, à une époque où les produits de la terre n’étaient presque rien. Aussi ses filles ont-elles trouvé une fortune bien obérée.

M. de FOUCHER, enchanté d’une pareille réception, profita de l’aimable invitation qui lui était faite et passa douze jours au Val, se promettant bien de revenir à la première occasion

Revenons à l’affaire de Glénac. Madame de FOUCHER avait entendu les coups de fusil. Sitôt que le jour le permit, elle regarda par la fenêtre et, ne voyant plus le bateau de son mari, elle ne douta pas qu’ils fussent à son adresse. Il était peut-être mort ou blessé; elle fut toute la journée dans une cruelle inquiétude. Vers le soir, La Douceur, se glissant en tapinois, vint y mettre un terme et la rassurer sur le sort de son mari, sans toutefois pouvoir lui dire où il se trouvait. On pansait sa blessure qui n’était pas grave et quelques jours après, il n’y paraissait plus rien. Quant au père FOUCHER, il ne s’inquiétait guère de ce qui pouvait se passer au Grand Clos après sa fugue. Il se croyait en parfaite sécurité et ne songeait qu’à rester au Val le plus longtemps possible. Mais y a-t-il jamais rien d’assuré en ce bas monde

Or, un soir, pendant la partie de boston, il y eut une grande alerte. On vint prévenir M. de la SAULAYE qu’une compagnie d’infanterie venait d’arriver au bourg de St-Just à un quart de lieue du Val et de s’établir dans le cimetière autour de l’église. Cette troupe devait probablement le lendemain fouiller le pays. Là-dessus, grand émoi parmi les personnes suspectes qui se trouvaient dans la maison. Les prêtres prirent immédiatement leurs dispositions pour aller passer la nuit dans un taillis voisin d’où l’on pouvait surveiller ce qui allait se passer. M. de FOUCHER se précipita à leur suite. Mais, comme ils allaient passer la porte, leur hôte les arrêta en s’écriant : « Où diable allez-vous donc ? » On dirait que vous perdez la tête. Que personne ne bouge, je réponds de tout . » Puis il se dirigea vers sa chambre.

Cependant, malgré son assurance, ses convives jugèrent plus prudent de gagner le taillis en disant aux domestiques qu’ils rentreraient à la nuit si les soldats ne venaient pas dans la direction du val. Pendant ce temps-là, M. de la SAULAYE écrivait au capitaine un billet conçu à peu près dans ces termes

    • Citoyen Capitaine
      • Je sais ce que c’est que le bivouac et les fatigues de la guerre. J’ai servi longtemps mon pays et j’ai même versé plusieurs fois mon sang pour lui. Aussi, toutes les fois que je trouve l’occasion de venir en aide à des frères d’armes, je la saisis avec bonheur. Veuillez donc accepter pour vous et pour vos hommes les quelques provisions que je vous envoie, elles vous aideront à combattre les fraicheurs de la nuit. Recevez le salut d’un vieux frère d’armes.
        • signé : LA SAULAYE

Cette épître terminée, il fit mettre, dans les mannequins, quarante bouteilles de vin, une demi-douzaine de bouteilles d’eau-de-vie, tout ce qu’on trouva de viandes froides et de légumes, fit charger le tout sur un cheval et l’envoya par un domestique intelligent à qui il fit la leçon pour plus de sûreté. Nos réfugiés de la taille qui surveillaient le chemin de Saint-Just, voyant le domestique se diriger vers le bourg avec son chargement, devinèrent le stratagème du bonhomme. Restait à savoir s’il serait couronné de succès. Ils restèrent donc provisoirement au poste. Comme le domestique arrivait au bourg, un factionnaire lui cria : " Qui vive ! " Ancien soldat lui-même, il répondit suivant le style de l’époque : " Patriote ". Un colloque s’établit où fut expliqué l’objet de l’ambassade, et le factionnaire ayant hélé un des soldats, le domestique fut conduit au capitaine.

Celui-ci se tenait sur de la paille avec son lieutenant et son sous-lieutenant sous le chapiteau de l’église. Il prit la lettre, la parcourut en souriant et dit à ses officiers : « Citoyens, voilà une lettre d’un vieux patriote, un vrai serviteur de la patrie, qui, se souvenant de son ancien métier et des tribulations qui en sont les suites, nous envoie des provisions pour passer la nuit et même de quoi remplir nos gourdes pour demain. Elles arrivent fort à propos, car on ne trouve rien dans ce maudit pays.

Aussitôt, il donne l’ordre de décharger le cheval, de préparer les marmites et, pendant ce temps-là, il adressait quelques questions au domestique sur son maître. Celui-ci, en homme qui connaissait son affaire, lui dit sans hésiter que son maître était un ancien capitaine de dragons, qui avait fait longtemps la guerre et que la goutte le retenait plus de la moitié de l’année au lit. Le capitaine prit ou fit semblant de prendre tout cela pour argent comptant. Il chargea le domestique de mille remerciements pour son maître et toute sa compagnie en appuyant sur ce mot, et pour prouver qu’il avait bien compris le sens du cadeau, il ajouta d’un air narquois : « Vous direz au capitaine que je regrette que mes nombreuses occupations ne me permettent pas d’aller moi-même le remercier de sa politesse, mais que cela m’est impossible. » Je dois me remettre en route de bonne heure demain.

Au reste, assurez-le que je n’oublierai pas le service qu’il nous rend et qu’à mon retour, j’en ferai l’objet d’un rapport spécial au général. Cette action fait le plus grand honneur à son civisme .. »C’était tout ce qu’attendait l’autre; cependant, avant de se retirer, le prudent domestique recommanda les paniers et les bouteilles et pria un sergent de les faire mettre dans une maison du bourg qu’il indiqua, puis, ayant salué militairement les officiers, il se retira en se frayant un passage à travers un déluge de poignées de mains et de remerciements des soldats à qui pareille aubaine n’arrive pas souvent, quoiqu’infiniment sensibles à ces sortes de politesse.

Le stratagème du bonhomme LA SAULAYE avait donc complètement réussi. Il avait heureusement eu affaire à la troupe de ligne; des gardes nationales ne se seraient peut-être pas contentées de cette démarche. Les officiers de la troupe de ligne étaient pour la plupart d’anciens sous-officiers qui avaient servi l’ancien régime. Ils servaient la République, mais généralement ils réprouvaient ses excès, tandis que les gardes nationales composées de gens de sac et de corde étaient capables de tout

En apprenant par son domestique les dernières paroles du commandant, M. de la SAULAYE jugea que tout danger était écarté et fit prévenir les réfugiés du taillis qui rentrèrent aussitôt. La soirée se passa comme à l’ordinaire et la partie du bonhomme ne fut pas oubliée. M. de FOUCHER ayant appris que la troupe avait quitté Glénac se décida enfin à aller tranquilliser sa femme; mais, en prenant congé de son aimable hôte, il promit bien de revenir à la première alerte. Il tint parole, car pendant ces cinq années les plus difficiles à passer, il fut un des hôtes les plus assidus du camp de St-Just, c’est ainsi qu’il se plaisait à désigner le Val.

Nouvelle arrestation de Mme de Gouyon.

    • Son incarcération à Rochefort

Après le départ du général BEYSSER, les visites domiciliaires et les persécutions recommencèrent avec un nouvel acharnement. Ma mère, qui était à Sourdéac, ne s’en inquiétait pas outre mesure, confiante dans le certificat qu’il lui avait signé, lorsqu’un matin la maison fut cernée, ma mère arrêtée sans donner de raison et conduite à Rochefort. Ma grand-mère et mes tantes étaient toujours au château de Josselin en état d’arrestation avec presque toute la noblesse non émigrée du pays. Ma mère eût bien voulu dans son malheur y être conduite, mais on la garda au château de Rochefort qui pourtant regorgeait de prisonniers.

Elle y était depuis un mois quand, vers une heure du matin, les prisonniers furent réveillés par des coups de fusils tirés d’assez loin; puis la fusillade se rapprocha, la générale battit et les coups de fer retentirent pendant quelque temps comme un roulement de tonnerre. C’était une attaque des Chouans qui venaient délivrer les prisonniers au nombre desquels se trouvaient plusieurs capitaines de paroisses qui devaient être passées par les armes.

quel était le parti vainqueur. Enfin, au point du jour, un chef en costume morbihannais avec cocarde blanche au chapeau, écharpe blanche à laquelle passait deux pistolets, sabre de cavalerie au côté, vint ouvrir les portes de leur prison. Il avait en main la liste des condamnés politiques et leur dit qu’ils étaient libres. Ceux qui se trouvaient là pour vol ou quelques délits semblables, car il y en avait un certain nombre, furent gardés au bloc.

Ma mère sur le pavé de Rochefort fut fort embarrassée de son personnage. Enfin, elle s’informa si quelqu’un ne pouvait pas lui procurer un cheval et la conduire à Glénac, mais il n’y avait pas la presse à accepter ses propositions, car, indépendamment des risques de la route, les bleus reviendraient et ne manqueraient pas de faire un mauvais parti à ceux qui aideraient à l’évasion des prisonniers. Un jeune chouan de Malansac accepta cependant, mais comme il avait aussi à prendre sa part du butin et des impositions qu’ils frappèrent sur les patriotes, il lui dit qu’il ne partirait que la nuit suivante ou, si elle préférait, le lendemain matin. Ma mère se décida pour la nui

Fidèle à sa parole, il vint la prendre après le coucher du soleil et la conduisit d’abord au château de la Grationnais qui n’était pas habité. Elle y trouva une forte réunion de Chouans. Le jeune homme parla au chef qui consentit à ce qu’il reconduisît ma mère, mais il ajouta que, pour plus de sécurité, il fallait faire éclairer la marche par un homme qu’il désigna et qui devait aller jusqu’au pont d’Oust prévenir le passager et, si le passage était gardé, devait attendre ma mère et son conducteur à un endroit convenu et se joindre à eux pour tâcher de se procurer un bateau et franchir la rivière dans un autre endroit.

Ma mère s’installa dans le grand salon avec ses libérateurs qui eurent pour elle tous les égards possibles; elle partagea même leur rustique souper où la santé du roi et le rétablissement de la religion ne furent pas oubliés. Trois heures après le départ de l’homme envoyé en avant, c’est-à-dire vers 2 heures du soir environ, le chef donna le signal. Deux petits chevaux du pays ayant pour selles des panets de bâtz furent amenés, ma mère enfourcha le sien à l’aide d’une chaise; les bouts de sangle noués formaient des étriers. Ils franchirent bon train la lande qui séparait la Grationnais de l’Abbaye de Bodélio puis descendirent avec précaution les chemins creux qui mènent au moulin du gué de l’Epine où ils devaient passer la rivière d’Arz, puis remontèrent vers Peillac en laissant le bourg à droite et se dirigèrent sur le Pont d’Oust par Cranhac. Lorsqu’ils s’approchèrent de la grande route pour la traverser, le guide s’arrêta tout à coup et fit signe à ma mère d’en faire autant.

Il écoutait avec attention et ma mère ne tarda pas à entendre le bruit d’une troupe qui s’approchait. Ils gagnèrent un petit bois de châtaigniers sous lequel il faisait très sombre. Presque au même instant, une vingtaine d’hommes passèrent devant eux. Ils ne purent distinguer les uniformes, mais ils entendaient le cliquetis inévitable des armes quoique cette troupe marchât dans le plus grand silence. Cette troupe se dirigeait vers le moulin du gué de l’Epine par le même chemin qu’ils venaient de suivre. Après avoir attendu quelques minutes de peur qu’il n’y eût quelques traînards, ils traversèrent la grande route rapidement et, quelques instants après, ils étaient au rendez-vous où l’homme envoyé en avant devait leur dire si le passage du Pont d’Oust était libre. Le guide siffla d’une manière particulière. Point de réponse; il siffla de nouveau un peu plus fort, même silence. Il fallait attendre. Ils restèrent donc immobiles, écoutant de toutes leurs oreilles et s’écarquillant les yeux dans l’obscurité.

Au bout d’un quart d’heure qui leur parut long, sans qu’ils eussent entendu le plus léger bruit de pas, le coup de sifflet convenu retentit à quinze pas derrière eux. Le guide répondit avec précaution et les deux Chouans s’accostèrent. Le nouvel arrivé leur dit que le passage était gardé et que, revenu pour les attendre à l’endroit où ils se trouvaient, il avait entendu le détachement qui venait de passer et que, reconnaissant qu’il allait à leur rencontre, il s’était élancé à travers champs vers le moulin du gué de l’Epine pour prévenir les fugitifs. Il y arriva en effet quelques minutes avant les bleus et apprit par le meunier que ma mère et son conducteur étaient déjà passés, qu’il était revenu au plus tôt par le même chemin. Il fallait changer d’itinéraire.

Les Chouans se consultèrent. Ils remarquèrent que la garnison de Peillac, composée de 80 à 100 hommes au plus, ayant disposé de deux fortes patrouilles, une qui battait les chemins et qu’ils venaient de rencontrer allant dans une direction opposée à la leur, l’autre gardant le passage du Pont d’Oust, le reste ne pouvait bouger, étant libre. Ils la suivirent donc jusqu’auprès de Saint-Vincent sans rencontrer le moindre obstacle.

De là au marais de Glénac, il n’y avait qu’un quart de lieue par la traverse et un Chouan de leur connaissance qui avait un bateau passerait ma mère du côté de Glénac. Tout se passa comme ils l’avaient prévu. Ma mère, après avoir remercié et payé ses conducteurs, s’embarqua avec l’homme de Saint-Vincent qui, une demi-heure après, la déposait sous le pavillon du Grand-Clos. Elle prit alors le petit chemin qui monte le long du jardin et, quelques minutes après, elle était dans les bras de sa sœur dont on peut se figurer la joie.

Il fut convenu que ma mère ne devait pas se montrer à Glénac et qu’il fallait prendre un déguisement. Elle revêtit donc un cotillon, un compère, coiffa sa tête d’un pignon (coiffe alors en usage dans le pays) et La Douceur fut la conduire chez M. du FRESCHE à la Giraudais. M. du FRESCHE qui, de son côté, n’était pas sans inquiétude pour lui-même, ne jugea pas qu’en ce moment sa maison fût un gîte suffisamment sûr. Il en parla à son fermier de Gras près la lande de la Ferrière sur lequel il pouvait compter et il fut convenu que ma mère passerait quelque temps dans cette ferme isolée.

Elle y était depuis près de deux mois lorsqu’un jour qu’elle était seule, les portes fermées en dedans pendant que les fermiers étaient aux champs, elle vit un homme descendre du grenier avec précaution et entrer dans l’appartement. Elle fut saisie d’une frayeur bien légitime et resta comme paralysée. L’homme, à son grand étonnement, paraissait aussi embarrassé qu’elle. Enfin, tout s’éclaircit. C’était un fils de la ferme qui, en qualité de réfractaire, se cachait aussi. Cette découverte compliquait singulièrement la situation et, comme les perquisitions paraissaient un peu ralenties, ma mère retourna au Grand Clos, mais elle conserva toujours son déguisement et, pendant deux ans, ne le quitta pour ainsi dire jamais. Quand elle sortait, elle avait une quenouille au côté et, à la première alerte, elle s’approchait des vaches et des moutons qui se trouvaient dans les champs et se mettait à les garder. Son déguisement était si parfait que des gens qui la connaissaient s’y trompaient eux-mêmes. En voici une preuve.

Un jour, ma mère accompagnait, à la Giraudais, sa sœur qui devait y passer quelques jours en l’absence de son mari lors d’un de ses séjours au camp de Saint-Just. Elles s’y rendirent en charrette suivant l’usage du temps. Arrivées dans la cour de la Giraudais, le vieux domestique Veillon qui connaissait parfaitement ma mère se hâta d’apporter une chaise pour que madame de FOUCHER descendit et M. de FRESCHE s’empressa de lui donner la main.

Ma mère, par distraction, voulut l’imiter et M. du FRESCHE avançait déjà son bras, lorsque le vieux Veillon, indigné de ce qu’une chambrière se permit de descendre comme une dame, lui dit brusquement : " Dis donc la fille, est-ce que tu ne descendrais pas bien par le cul de la charrette ? ". À cette apostrophe, M. du FRESCHE eut grand peine à tenir son sérieux et ma mère, ainsi rappelée à son rôle qu’elle n’aurait pas dû oublier, descendit par derrière et se disposait à entrer dans la maison quand elle fut interpellée à nouveau par l’inexorable Veillon qui lui dit avec mauvaise humeur : « T’as le pignon bên haut ! m’est avis que tu crocherais ben aussi dans les paquets . » Elle se hâta de prendre le premier paquet qui lui tomba sous la main et d’entrer dans la maison sans lui répondre. M. du FRESCHE s’amusa bien du pauvre Veillon qui ne pouvait se pardonner de n’avoir pu reconnaître Madame de GOUYON sous son déguisement. Elle passa ainsi plus de deux ans, allant tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre et ne restant jamais plus d’un jour ou deux à Sourdéac. Quelle existence ! ne sachant où reposer sa tête, craignant même d’envoyer à l’échafaud les personnes qui se dévouaient pour la cacher, ou tout au moins d’être la cause du pillage de leurs maisons et de vexations sans nombre. C’était là l’existence commune à presque toutes les femmes ou mères d’émigrés.

J’ai déjà raconté comment madame de CARHEIL, mère de M. Victor, était, après la destruction de son château de Launay, cachée au milieu des joncs de l’étang de la Bauêre, espèce de lac où ses anciens fermiers lui avaient construit une cabane dans un îlot et se dévouaient pour lui porter à manger. À cette époque, les habitants du pays, sauf quelques rares exceptions, rendaient volontiers ces services; les enfants même montraient une discrétion et une présence d’esprit au-dessus de leur âge. Ils criaient pour avertir quand ils voyaient des colonnes de soldats passer.

Un jour que ma mère était au Grand Clos, elle entendit ainsi " Garde aux bleus " Garde à Glénac ! » Elle perdit la tête et se sauva du côté du passage où venaient les bleus eux-mêmes. Les enfants qui criaient en face sur la côte de Bains, voyant une femme qui se sauvait et les soldats qui allaient la surprendre, s’écrièrent de plus belle : " Garde à Glénac ! les voilà dans la barge ! " Ces nouveaux cris rendirent à ma mère sa présence d’esprit. Il était trop tard pour fuir; elle saisit une poignée de terre sur une taupinière et se barbouilla les mains et le visage de peur que la blancheur de sa peau vint à la trahir. À peine avait-elle terminé ce déguisement in extremis que la colonne passa à côté d’elle sans la remarquer. Aussitôt disparue, ma mère se hâta de passer la rivière et d’aller en Bains chercher un refuge momentané. Des scènes semblables se renouvelaient une fois le temps.

La Chouannerie dans le pays.

      • Son organisation – ses représailles.

Avant d’aller plus loin, il est impossible que je ne vous parle pas de la Chouannerie, du moins en ce qui concerne notre petit entourage. Je n’ai nullement la prétention d’en faire l’histoire ; ce que je vais rapporter n’en sont que des épisodes dans le pays que nous habitons. Vers la fin de 1792 ou les premiers mois de 93, un jeune homme de 23 à 24 ans, M. de CAQUERAY, gentilhomme manceau et ancien page du roi, homme d’un caractère résolu, vint s’établir dans le pays pour organiser une chouannerie dans les communes environnantes. Dans une visite qu’il fit au Grand Clos, il fit part de ses projets à M. de FOUCHER qui les combattit vivement, non sans quelques raisons.

Avant d’aller plus loin, il est impossible que je ne vous parle pas de la Chouannerie, du moins en ce qui concerne notre petit entourage. Je n’ai nullement la prétention d’en faire l’histoire ; ce que je vais rapporter n’en sont que des épisodes dans le pays que nous habitons. Vers la fin de 1792 ou les premiers mois de 93, un jeune homme de 23 à 24 ans, M. de CAQUERAY, gentilhomme manceau et ancien page du roi, homme d’un caractère résolu, vint s’établir dans le pays pour organiser une chouannerie dans les communes environnantes. Dans une visite qu’il fit au Grand Clos, il fit part de ses projets à M. de FOUCHER qui les combattit vivement, non sans quelques raisons.

Pendant quelques jours, il battit la campagne avec deux chouans qu’il avait amenés avec lui et, au bout d’une semaine, il comptait une trentaine d’hommes, tant à Glénac qu’aux Fougerêts. Il quitta Glénac n’emmenant avec lui que deux ou trois de ses nouveaux soldats, établit son quartier général à la Bourdonnaye et se mit à recruter dans les campagnes environnantes à Carentoir, à Tréal, à Ruffiac, etc. Il ne se livrait à des entreprises de quelque importance que quand il recevait des ordres pour une expédition lointaine. Alors il faisait prévenir ses hommes à domicile, leur assignait un rendez-vous général et se mettait à leur tête.L’expédition finie, chacun rentrait chez soi jusqu’à nouvel ordre. Il occupa ainsi le pays pendant un an

Outre les deux chouans qu’il avait emmenés, il y en avait trois de Glénac qui ne le quittaient presque jamais : c’étaient les deux frères BOUTEMY et un nommé JOUVANCE. Le plus jeune des frères BOUTEMY que j’ai bien connu avait une pension pendant la Restauration car il avait rendu de grands services et était connu des chefs. JOUVANCE l’était beaucoup moins, n’ayant jamais quitté le pays. Quand JOUVANCE n’était pas en expédition, il accompagnait souvent M. BRIEN, prêtre non assermenté que nous avons déjà trouvé chez M. de la SAULAYE au Val et qui parcourait le pays administrant les sacrements un peu partout

Un jour qu’ils revenaient de Peillac, ils aperçurent un cavalier qui venait à eux armé jusqu’aux dents. C’était un nommé CHÉDALEUX, prêtre assermenté très mauvais, qui guidait les colonnes mobiles. Ils le reconnurent et JOUVANCE, qui était armé, voulait lui envoyer une balle. M. BRIEN s’y opposa en disant : " Marchons droit sur lui, un d’un côté, l’autre de l’autre, tu ne tireras que s’il veut le premier se servir de ses armes." CHÉDALEUX les reconnut aussi et hésita ; puis il fit contre fortune bon cœur et passa en les regardant bien l’un après l’autre sans leur dire mot. Mais quoiqu’il tourna le dos à Peillac, ils savaient bien qu’au premier détour, il allait y entrer par la traverse et prévenir la troupe. En effet, comme ils arrivaient au passage du pont d’Oust, ils aperçurent les soldats venant sur eux au pas de course et CHÉDALEUX à cheval en tête.

Ils n’avaient pas le temps de traverser la rivière sans recevoir des coups de fusil. Ils prirent leur course le long de la rivière allant vers Glénac: les soldats les suivirent d’assez près. Enfin ils arrivèrent au Marais où, dans les prairies, il leur serait difficile d’échapper. Il fallait passer l’eau au plus tôt. M. BRIEN ne savait pas nager, mais JOUVANCE nageait comme un poisson. Il n’hésita pas, prit M. BRIEN sur son dos et s’élança. Les soldats n’osèrent pas en faire autant, mais ils firent une décharge qui, heureusement, ne les atteignit pas.

Tours du château de la Bourdonnaye -Pendant son séjour dans le pays, M. de CAQUERAY prit part avec ses hommes à plusieurs expéditions tant dans le Morbihan que dans l’Ille-et-Vilaine et dans la Loire-Inférieure. Mais je n’ai pas à m’en occuper. Je ne puis pas comprendre comment il ne fut pas inquiété davantage pendant l’année qu’il passa dans le pays. Il y avait des garnisons partout et on lui donnait la chasse de temps en temps, mais il était si bien informé que jamais on ne put le surprendre. On trouvait toujours le gîte vide. En revanche, les Bleus n’opéraient jamais leur retraite sans laisser quelques-uns des leurs derrière eux. Au moment où ils y pensaient le moins, un coup de feu partait d’un buisson et quelqu’un des leurs mordait la poussière. On fouillait le buisson, le tireur était déjà loin, prêt à recommencer sur un autre point.

Les Chouans ne faisaient pas seulement la guerre de partisans. Ils combattaient le gouvernement de toutes les manières. Ils contrefaisaient les mandats et les assignats, ce qui hâta beaucoup leur dépréciation. Une des vieilles tours de la Bourdonnaye était un de leurs ateliers de fabrication.

En voici la preuve.

Après 1830, le général Arthur de la BOURDONNAYE ayant brisé son épée, fit des réparations à son château de la Bourdonnaye pour l’habiter quelques mois de l’année. M. DONCKER fils, qui depuis a été marchand de fer à La Gacilly et qui était alors homme d’affaires à la Bourdonnaye, reçut l’ordre de faire défoncer le jardin potager à 80 cm de profondeur et de le replanter, car il était abandonné à la charrue depuis longtemps.

Un jour, les ouvriers occupés à ce défoncement vinrent le prévenir qu’ils venaient de trouver un trésor et le prièrent de venir les mettre d’accord, car tous prétendaient à la plus forte part qui eut fini par rester aux plus vigoureux poignets. M. DONCKER eut quelque peine à leur faire comprendre que, travaillant tous au même chantier, leurs droits étaient égaux, mais que tout d’abord il en réclamait la moitié pour le propriétaire du sol dont il était le représentant. Tout étant convenu ainsi, les fouilles continuèrent. On trouva une assez grande quantité de feuilles de métal fort brillant qu’on croyait être de l’or, puis une petite machine avec une vis de pression, une autre qui ressemblait à une planche d’imprimerie portative, enfin de grosses pinces en fer et des ciseaux de ferblantier. Personne ne pouvait rien comprendre à tout cela

On transporta l’or au château, il fut pesé et jugé d’une valeur considérable. M. de la BOURDONNAYE fut prévenu immédiatement et M. DONCKER joignit, à sa lettre, un petit échantillon des feuilles de métal. Puis il proposa aux ouvriers de garder l’or sous les scellés jusqu’au moment d’en faire le partage, ce qui fut accepté. L’or, une fois sous le séquestre, la curiosité se reporta sur les vieilles ferrailles et les machines. M. DONCKER les examina de plus près, reconnut des planches pour la fabrication des louis de 24 livres. On se perdait en conjectures sur les motifs de la présence de tout cet attirail à cet endroit. On avait dû y faire de la fausse monnaie.

Cependant, nul ne se souvenait d’en avoir entendu parler dans le pays. Toujours est-il que les faux monnayeurs n’emploient jamais les matières pures, cette découverte enlevait considérablement de valeur au trésor. On ne fut donc pas surpris quand M. de la BOURDONNAYE répondit avoir présenté l’échantillon à deux orfèvres de Rennes qui avaient déclaré que ce n’était pas de l’or, mais une composition d’une certaine valeur néanmoins. Du reste, il abandonnait sa part du trésor aux ouvriers. On en tira une centaine de francs.

Alors un vieux garde nommé CHENORIO, que la Révolution avait trouvé en service à la Bourdonnaye à l’âge de 14 à 15 ans, parut sortir d’un songe et s’écria : " Des louis d’or et des assignats ! J’en ai assez changé à Guer, à Carentoir et à Malestroit du temps de la Révolution. Les Chouans venaient ici de temps en temps et je les voyais quelquefois s’enfermer dans la vieille tour à droite en entrant au château. Ils faisaient éloigner tout le monde et mettaient des gardes dans toutes les directions. M. de CAQUERAY, leur chef, m’envoyait chercher des provisions de toute espèce tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre et il me donnait toujours des assignats et des louis d’or pour les payer Tout s’expliquait ainsi. Les Chouans faisaient de la fausse monnaie pour subvenir aux frais de leur organisation.

Doit-on les absoudre entièrement, doit-on les condamner ? Question assez délicate. En tous cas, on ne saurait les confondre avec de vulgaires faux monnayeurs que les lois poursuivent avec raison dans tous les pays. On les avait dépouillés de leurs biens, on les avait proscrits, on les traitait en parias, ils étaient enfin hors la loi dont on leur refusait le bénéfice. Ils étaient engagés avec le gouvernement dans une lutte à mort et, si quelquefois la fin peut justifier les moyens, n’est-ce pas lorsqu’on se trouve dans une pareille position ?

Mais revenons aux faits.

M. de CAQUERAY se trouvait depuis un an dans le pays et sa bande grossissait sensiblement et promettait de s’augmenter encore, quand sa mort la dispersa. Il avait donné rendez-vous à une cinquantaine de ses hommes au bois des Clos en Saint-Nicolas-du-Tertre pour quelque coup de main dont il n’avait pas parlé d’avance. Il se dirigea vers Ruffiac qui fut laissé un peu à droite. Il pouvait être 8 heures du matin. C’était en été et il faisait déjà chaud. M. de CAQUERAY, voyant une maison isolée à peu de distance, dit à ses hommes de continuer sans s’arrêter, que pour lui il allait boire et les aurait bientôt rejoints, attendu qu’il était à cheval. Son lieutenant BOUTEMY lui fit observer qu’il dérogeait à ses habitudes, qu’il n’était pas prudent d’aller seul et le supplia de prendre au moins deux hommes avec lui. Il ne tint pas compte du conseil. Cet acte de témérité fut sa perte.

À peine sa petite colonne avait-elle fait quatre ou cinq cents pas que l’on entendit plusieurs détonations. Les Chouans commandés par BOUTEMY revinrent sur leurs pas en longeant les fossés suivant leur tactique habituelle. Ils aperçurent un gendarme tenant en mains cinq chevaux dans la cruère d’un champ et, à quelques pas de là, un cheval de gendarme renversé, deux gendarmes soutenant un de leurs camarades, enfin un peu plus loin sous un pommier deux autres penchés sur un cheval renversé qui paraissaient occupés à lui enlever ses harnachements. Les Chouans firent feu sur les gendarmes qui abandonnèrent M. de CAQUERAY et celui des leurs qu’il avait renversé en se défendant, remontèrent à cheval et partirent au galop. Les Chouans s’approchèrent de leur chef, il était mort ainsi que le gendarme, tous deux avaient la poitrine traversée d’une balle.

Les Chouans s’occupaient à enlever les cadavres pour les faire enterrer dans quelque cimetière des environs, lorsqu’ils furent attaqués à leur tour par les gendarmes suivis d’une forte colonne d’infanterie. Ils battirent lestement en retraite et se dispersèrent. Comment cette colonne, dont les six gendarmes à cheval étaient les éclaireurs, s’était-elle trouvée là ? Était-ce fortuitement ou connaissait-elle la marche de CAQUERAY et le poursuivait-elle ? On ne l’a jamais bien su. Toujours est-il que s’il n’avait pas quitté ses hommes, il eût pu s’échapper comme eux. Les chefs de Chouans étaient en général bien renseignés, mais ils furent aussi souvent trahis. Il y a des âmes vénales dans tous les partis. Lorsque les Chouans tombaient dans les mains des révolutionnaires, on ne se donnait plus la peine de les juger ni de les entendre; ils étaient fusillés sans miséricorde. Ces procédés les exaspérèrent et ils usèrent de représailles. Il fallait en finir avec les dénonciateurs et les limiers des colonnes républicaines

En conséquence, SEGUIN-BEAUVAL de La Gacilly, TRÉMOUREUX et TRIGUET de Cournon, CHÉDALEUX, prêtre jureur à Peillac, qui avait laissé le bréviaire pour la carabine, furent condamnés à mort ainsi que beaucoup d’autres sur différents points du pays et des départements voisins. L’exécution devait avoir lieu partout le même jour ou plutôt la nuit même; toutes les mesures étaient prises. Mais parmi les Chouans dans le secret, il y en avait plusieurs qui avaient reçu des services et à titre de revanche de la part de ces meneurs compromis. Les plus mauvais eux-mêmes n’y manquaient pas à l’occasion, car ils savaient que la fortune pouvait les trahir eux-mêmes un jour et beaucoup sauvèrent ainsi leurs têtes. Plusieurs furent donc avertis assez à temps et purent s’échapper. De ce nombre fut BEAUVAL, et ce qu’il y eut de pire, c’est qu’un innocent paya à sa place.

En effet ,le détachement qui devait opérer à La Gacilly et à Cournon ayant cerné la maison, qui était celle habitée par Messieurs DUVAL et ROBERT, vit un monsieur qui se sauvait par-derrière dans les jardins à la faveur de l’obscurité. On cria aussitôt « le voilà », plusieurs coups de feu partirent à la fois et l’homme tomba raide mort. Or ce n’était pas BEAUVAL, mais monsieur ROBERT, le père du médecin, homme fort inoffensif, auquel les Chouans n’en voulaient nullement. Quant à BEAUVAL, il avait été prévenu et les Chouans eux-mêmes venaient de le croiser, déguisé en paysan, comme ils entraient à la Gacilly. On a présumé qu’il devait ce service à JOUVANCE, à qui il avait rendu un service de ce genre dans une visite domiciliaire précédente.

La maison BEAUVAL fut fouillée et mise à contribution; puis le détachement se dirigea sur Cournon. En passant au village de la Vallée où demeurait TRIGUET, on s’en empara et il fut fusillé séance tenante. Quant à TRÉMOUREUX, soit qu’il fût absent ou que le bruit des coups de fusil l’eût prévenu à temps, on ne le retrouva pas et il fut sauvé. CHÉDALEUX, à Peillac, fut arraché de son lit. Il se défendit en désespéré et blessa plusieurs Chouans, mais, enfin désarmé et garrotté, il fut fusillé dans la rue. Ces cruelles représailles arrêtèrent le zèle des révolutionnaires; ils laissèrent à la troupe de ligne le soin de faire des perquisitions et, plus d’une fois, il fallut leur faire violence pour les forcer à guider les colonnes.

Vers la même époque, les Chouans fusillèrent un gentilhomme des environs de Vannes ou de Sarzeau; leur vengeance ne connaissait plus de bornes. Depuis longtemps, ce gentilhomme était soupçonné de les trahir; on parlait de ses relations avec les républicains, mais beaucoup répugnaient à y croire. Le quartier général des Chouans était venu s’établir dans les environs de son château, on fit en sorte qu’il en eût connaissance, puis il fut décidé qu’on s’assurerait de ce qu’il y avait de fondé dans les bruits qui couraient sur son compte et que, si la culpabilité était bien prouvée, il serait impitoyablement fusillé. Quelques hommes furent déguisés en gendarmes et choisis parmi les deux opinions, c’est-à-dire ceux qui le croyaient coupable et ceux qui le disaient innocent. Arrivée près de chez lui, la troupe se divisa. Une partie s’embusqua au bout de l’avenue, tandis que l’autre se rendait au château.

Ceux-ci demandent le propriétaire et, après les saluts républicains d’usage, le chef lui dit : " Citoyen, nous sommes envoyés par le citoyen général. Tu as déjà rendu bien des services à la cause des patriotes et à lui en particulier. Il a appris que le quartier général des brigands est dans les environs, mais il ne sait pas au juste où. Il pense que tu dois le connaître et te prie de nous indiquer leur repaire au nom de la patrie. »

Le gentilhomme les assura de son dévouement à la République et leur nomma le village, mais se refusa d’abord à le leur montrer, prétendant que, si les Chouans ou leurs affidés le voyaient avec eux, ils lui feraient un mauvais parti. Ils insistèrent si bien qu’il consentit à les accompagner jusqu’au bout de son avenue. Il leur désigna de là le village en question qu’on pouvait apercevoir dans un fond à une petite demi-lieue et leur donna tous les renseignements possibles sur les chemins et sur le nombre des Chouans qui l’occupaient. Il n’en fallait pas davantage. Ceux qui étaient cachés derrière les fossés avaient tout entendu, le procès était jugé, restait l’exécution. Il fut saisi, qualifié de traître et d’infâme, entraîné dans un taillis et, après un quart d’heure qu’on lui donna pour se reconnaître, il fut impitoyablement fusillé.

Quel triste temps qu’une pareille époque de guerre civile ! Et qu’il est bien vrai de dire que ce sont les événements qui font les hommes. Voilà des gentilshommes qui, dans des temps ordinaires, auraient mené une vie tranquille et vécu en bons voisins, les voilà, dis-je, transformés en traîtres et en assassins. Cependant, les représailles sont quelquefois nécessaires. C’est souvent le seul moyen de sauver un grand nombre de têtes en n’en perdant qu’une seule. Malheur aux hommes dont le cœur n’est pas à la hauteur de la situation !

Plus tard, les Chouans, presque aux abois et ne sachant comment se procurer de l’argent, frappèrent des contributions sur ceux qui, pour sauver leurs têtes ou leurs biens, avaient donné des gages à la Révolution, notamment ceux qui avaient acheté du bien d’Église. Il se passa à peu de distance d’ici un fait de ce genre que je ne peux laisser sous silence. Monsieur de KEROUEN ou de QUEROHENT habitait le Bois-Ruault en Caro. Son fils aîné, le marquis, père de Madame LE MINIER de LEHÉLEC, avait émigré. Le père ne se soucia pas d’en faire autant, mais, craignant les tracasseries à cause de son fils, il résolut de donner un gage à la Révolution en achetant au loin du bien vendu nationalement. Par ce moyen peu honorable, il faisait d’une pierre deux coups : il augmentait son bien et se mettait à couvert. Il acheta donc des fermes et une forêt provenant de la vente d’une abbaye de Vendôme. Comme on le pense bien, il ne s’en vanta pas, en sorte qu’on fut longtemps avant de le savoir dans le pays. Enfin, on finit par l’apprendre. Les Chouans le mirent à l’index et résolurent de frapper sur sa bourse une contribution considérable. C’était de bonne guerre.

Un soir, au moment où il allait se mettre à table pour souper avec sa famille, un domestique entre bouleversé, disant que des hommes masqués demandent à parler à M. de QUEROHENT de suite et sans retard. Il dit à sa femme : " Je suis perdu ! " Madame de QUEROHENT, excellente femme fort respectée, qui ne partageait pas les sentiments de son mari, se précipita dans le vestibule et implora la pitié de ces hommes. On répondit qu’elle n’avait rien à redouter pour les jours de son mari, qu’on le lui rendrait sous peu, mais qu’il fallait absolument qu’il les suivît à l’instant. On lui recommanda surtout de garder le plus grand silence sur cette affaire, car s’ils étaient poursuivis, ils ne répondaient plus de rien.

Il fallut se soumettre. Ils emmenèrent Monsieur de QUEROHENT, lui bandèrent les yeux, le placèrent dans une voiture où deux d’entre eux montèrent avec lui et ils roulèrent toute la nuit. Vers le point du jour, la voiture s’arrêta. On le fit descendre et, les yeux toujours bandés, on le fit entrer dans une maison, on parcourut plusieurs corridors et plusieurs escaliers et enfin on le fit entrer dans une vaste chambre boisée et plafonnée à l’antique dont les fenêtres étaient soigneusement fermées. Il y avait deux lits, l’un pour lui, l’autre pour son gardien. On lui servit à déjeuner, puis on apporta une plume, de l’encre, du papier et on lui dicta, pour sa femme, les conditions qu’on mettait à sa rançon.

    • Voici ces conditions qui lui furent imposées sous peine de mort.
      1. Il fallait fournir une somme de 30.000 livres en or.
      2. Que si l’individu qui irait chercher l’argent était inquiété, la vie de M. de QUEROHENT en répondrait.

Au bout de 15 jours, au jour désigné, les 30.000 livres furent déposées à l’endroit convenu et emportées sans mauvaise rencontre. Le lendemain, on remit le prisonnier en voiture en prenant les mêmes précautions. Puis, au bout de trois heures environ, on le déposa au milieu d’une lande en lui disant qu’il était libre et la voiture s’éloigna rapidement. Il fut quelque temps avant se reconnaître, car il faisait à peine jour. Néanmoins, il fallait prendre un parti. Il prit donc naturellement du côté opposé à celui où il avait vu la voiture disparaître et au bout de quelque temps il se trouva près du Lobeau en Caro à environ trois quarts de lieue de chez lui.

D’où venait-il ? Il ne l’a jamais su positivement, mais il a supposé que ce pouvait être du Brossay en Saint-Gravé. Quant aux auteurs de ce mauvais tour, c’étaient évidemment les Chouans, il ne pouvait s’y tromper. Il en avait même reconnu plusieurs malgré leur déguisement, mais la prudence l’empêcha toujours de les nommer. Le public le fit pour lui et les deux frères du BOUAYS du FRESNE, ses plus proches voisins, ont toujours été regardés comme ayant joué un rôle dans cette affaire.

À la suite de cette aventure dont tout le pays s’amusait à ses dépens, M. de QUEROHENT, pensant avec raison qu’il ne se laverait jamais de cette tâche aux yeux de ses voisins, quitta le pays et fut avec un de ses fils habiter son abbaye de Vendôme. Il y est mort et son fils s’y fixa aussi, se maria dans le pays et n’a laissé que deux filles.

Je n’ai plus qu’un mot à dire pour finir ce chapitre. Je vous ai déjà cité le Val-en-Saint-Just et la Giraudais comme des étapes pour les correspondants des Chouans avec les Vendéens et vice versa. Ce qu’il y avait de plus difficile, c’était de franchir les rivières, car les passages entre les mains de républicains étaient généralement bien gardés. Cependant, on était parvenu à en établir d’autres en cachette et l’on avait soin de soustraire les bateaux à leurs recherches.

Port de Roche, aujourd’hui à la famille de la FRUGLAYE, était l’endroit où les Chouans franchissaient le plus souvent la Vilaine, parce que l’on se croyait parfaitement sûr du passager, un nommé GRESLIER ancien piqueur de Monsieur de MARTIGNE, père de Madame DESBOIS de La Gacilly ou plutôt de Cournon, puisque sa maison du Bout du Pont est dans cette commune. GRESLIER n’avait pas suivi son maître en émigration. Bientôt, il acheta Port de Roche, confisqué par l’État. Il disait sous-main aux Chouans que c’était pour son maître et qu’il ne faisait le républicain que pour mieux tromper l’ennemi, car il recevait les deux partis et les servait sans les trahir. Il ne trahit que son maître, car il sut fort bien garder Port de Roche que son gendre DESBOIS vendit à la famille de la FRUGLAYE. Celle-ci s’empressa de fai

L’expédition de Quiberon.

      • Le Champ des martyrs.

Reprenons les événements relatifs à la famille. Ma mère continua à errer sous son déguisement jusqu’à la chute de Robespierre. Vers 1794, il y eut un moment plus calme. Elle quitta son déguisement et revint à Sourdéac. Puis vint l’expédition de Quiberon, à la suite de laquelle les rigueurs recommencèrent dans l’Ouest et elle fut obligée de se cacher de nouveau pour quelque temps. Elle était sans nouvelle de son mari qu’elle savait avoir pris part à l’expédition. La nouvelle du désastre arriva ainsi que l’exécution qui en fut la suite. Elle le crut mort. Il était pourtant du petit nombre de ceux qui réussirent à s’échapper. Voici ce qui leur arriva.

À la première nouvelle de l’organisation d’un corps d’émigrés à Jersey, mon père vendit son bateau et ses filets et se rendit près du général du DRESNAY, près duquel il reprit ses fonctions de major.

Le 16 juillet 1795, les régiments d’Hector et du DRESNAY formèrent la colonne de droite de l’attaque des lignes retranchées des républicains commandés par HOCHE. Ces régiments débarqués les premiers de la flotte anglaise devaient s’emparer du fort de Penthièvre qui fermait et commandait la presqu’île. Ils s’en emparèrent en effet après un combat opiniâtre qui les décima. Mon père, que son poste plaçait au premier rang, reçut, à la première décharge, un biscaïen dans le mollet et fut porté à l’ambulance qui se trouvait en arrière non loin du bord de la mer. Cette blessure le sauva.

De là, il suivait avec un intérêt facile à comprendre les péripéties de ce drame terrible. Les émigrés, commandés par messieurs d’HERVILLY et de PUISAYE, devaient, après avoir défait les troupes du général HOCHE que l’on croyait peu nombreuses, faire leur jonction avec les Chouans de l’intérieur commandés par monsieur de TINTÉNIAC. Mais il se trouva que les républicains, prévenus par deux transfuges qui livrèrent le fort, avaient massé des troupes supérieures. Dès lors, mon père prévu un désastre. Le dernier jour, il entendait la canonnade se rapprocher et les émigrés reculant toujours allaient être acculés à la mer. Mon père monta à cheval et se replia avec eux. Son domestique à pied le suivait. Les chaloupes de la flotte anglaise étaient le seul refuge des émigrés.

Malheureusement, elles ne pouvaient suffire et plusieurs, même trop chargées, sombrèrent avec ceux qui les montaient. Une de ces dernières, à moitié remplie d’eau, flottait à une assez grande distance, emmenée par le flot. Il fallait prendre un parti. Mon père, qui nageait très bien, résolut malgré sa blessure de tâcher de la rejoindre. Son domestique ne savait pas nager. « Monte sur mon cheval, lui dit-il, il te portera bien jusque-là. » Mais dès que le cheval perdit pied, le pauvre homme prit peur et le ramena au rivage où il fut fait prisonnier. Malgré sa nationalité (il était allemand), il fut fusillé à Vannes avec les autres sur la Garenne. Mon père essuya lui-même plusieurs coups de feu qui, heureusement, ne l’atteignirent pas. Sa blessure se rouvrit au contact de l’eau de mer et lui causait des douleurs affreuses, il perdait son sang et ses forces et, quand il atteignit la barque, il fut longtemps sans pouvoir y monter et se voyait au moment de lâcher prise lorsqu’on vint à son secours. Il était temps. La flotte anglaise le ramena à Jersey où il vécut comme il put en attendant une occasion de rentrer en Bretagne.

L’opinion en Angleterre, comme en France, accusa le gouvernement anglais d’avoir joué un jeu double dans cette triste expédition de Quiberon. En effet, la réussite eût été utile à l’Angleterre en faisant échec à la République, et un désastre lui était encore favorable en décimant la fleur de la marine française dont ces régiments d’émigrés étaient composés en grande partie. Aussi, dans une discussion à cet égard au sein du Parlement anglais, PITT ayant dit pour défendre le gouvernement : " Du moins le sang anglais n’y a pas coulé ", SHERIDAN lui répondit : " Non ! Mais l’honneur anglais y a coulé par tous les pores Ces paroles sont caractéristiques.

Il est certain que toutes les troupes ne furent pas débarquées et que les frégates anglaises qui devaient soutenir l’attaque des émigrés et qui auraient dû couvrir leur retraite ne le firent pas suffisamment.

Cependant, si la dernière division ne fut pas débarquée à temps, la faute en est surtout à d’HERVILLY qui brusqua l’attaque pour avoir seul l’honneur et qui n’aboutit qu’à se faire écraser. La division des chefs et leur manque d’entente qui retarda les opérations donna le temps à HOCHE de recevoir de nombreux renforts et de les enfermer dans la presqu’île.

Peu de temps après, le roi Louis XVIII s’étant fait rendre compte des événements distribua des récompenses. Cinq officiers seulement du malheureux régiment de DU DRESNAY étaient rentrés en Angleterre et tous blessés. Ils furent faits chevaliers de Saint-Louis. Ainsi, la nomination de mon père dans cet ordre doit dater du mois d’août ou de septembre 1795. La plupart des émigrés qui débarquèrent à Quiberon périrent les armes à la main. Cependant les derniers, commandés par le comte de SOMBREUIL, en assez grand nombre encore, se rendirent sur la parole du général HOCHE qu’ils auraient la vie sauve. HOCHE fut désavoué et tous les prisonniers fusillés sur la Garenne à Vannes ou à Auray dans les prairies au bord de la rivière. La Restauration y a fait élever un monument à leur mémoire sur le lieu même de l’exécution qui s’est appelé le Champ des martyrs.

Quoique dans ce récit je m’occupe surtout des événements qui concernent ma famille, je ne puis me dispenser de vous parler de la triste fin d’une illustre race.

Le comte de RIEUX, marquis de SOURDEAC, avait émigré de Paris avec son fils qu’on appelait, dans ce pays, le comte LOUIS. Cet intéressant jeune homme, le dernier de son nom, faisait partie de l’expédition de Quiberon et fut compris dans la capitulation de SOMBREUIL. Il n’avait que 18 ans. Quelques personnes qui s’intéressaient à lui cherchèrent à le sauver et réussirent à obtenir d’une des autorités révolutionnaires qu’on le ferait évader moyennant une somme de 30.000 livres. Mais pour trouver cette somme, on ne voulut accorder qu’un délai de sept jours et, vu le temps et la difficulté des communications, il n’était pas facile de réunir cette somme en si peu de temps. Une lettre envoyée à M. JOYAUT de COISNONGLE, homme d’affaires des de RIEUX, ne lui parvint qu’au bout de deux jours. Il se mit de suite à réunir la somme et partit pour Vannes dès qu’il eut pu y parvenir, et comme le délai allait expirer, il voyagea toute la nuit. En arrivant, il eut la douleur d’apprendre que deux heures avant au point du jour, le dernier des de RIEUX venait d’être fusillé. Il avait fait tout son possible. Néanmoins, il fut tellement impressionné qu’il en fit une maladie et que l’on craignit beaucoup pour sa raison. Il ne s’en consola jamais.

Bien peu de ceux qui se rendirent à la capitulation de SOMBEUIL réussirent à se sauver. Je n’en ai entendu citer que trois. Cependant, il dut y en avoir d’autres. Les soldats républicains eux-mêmes, dans le trajet de Quiberon à Vannes, engagèrent plusieurs des prisonniers à s’échapper, ils étaient dégoûtés des vengeances républicaines et auraient volontiers fermé les yeux. Mais telles étaient les idées du point d’honneur chez les membres de la noblesse qu’ils auraient cru manquer à un serment sacré en s’échappant après avoir donné leur parole. Ceux qui sont tombés sous le fer de la République à Vannes et à Auray sont donc bien véritablement des martyrs de l’honneur.

Voici les 3 seuls faits d’évasion que je connaisse. Lorsque les prisonniers eurent connaissance de la condamnation à mort de ceux qui avaient comparu les premiers devant la commission militaire au mépris de la foi jurée, beaucoup songèrent à s’évader, mais il n’était plus temps.

Monsieur HARSCOUET de SAINT-GEORGES, grand-père de celui actuel de Keronic et un autre émigré dont je ne sais pas le nom, avisèrent, au moment où on venait appeler de nouvelles victimes, une trappe qui faisait communiquer leur prison avec les combles du vieux couvent dans lequel on les avait réunis. L’instinct de la conservation les poussa à y grimper rapidement et, dans le tumulte du moment, ils ne furent pas remarqués. Quand la prison fut vidée, ils cherchèrent une issue, mais inutilement. Il y avait des gardes partout, tant au-dedans qu’au-dehors. Ils résolurent d’attendre l’occasion de rencontrer un soldat seul et de chercher à le gagner. Ils avaient quelque argent et M. de SAINT-GEORGES, qui était du pays, pouvait se procurer la somme nécessaire, s’il pouvait sortir de prison. Ils attendirent longtemps et ils entendirent le roulement de la fusillade qui envoyait leurs compagnons d’infortune dans l’éternité.

La nuit était venue depuis longtemps quand un soldat entra dans leur prison. Il était seul et resta fort étonné en les voyant. Ils lui firent signe immédiatement de ne rien dire et de fermer la porte ; puis, à voix basse, ils racontèrent leur position et firent la promesse d’une forte somme s’ils pouvaient réussir à s’évader. Le soldat réfléchit un instant, puis leur dit qu’il ne pouvait pas entreprendre seul une pareille évasion, mais qu’il allait, s’il était possible, s’assurer du concours indispensable du sergent. Au bout d’un certain temps, le sergent lui-même entra dans la prison et leur dit : " Je consens à essayer de vous sauver, mais nous y jouerons notre tête et il faut que nous désertions avec vous." Je demande la promesse d’une somme de 15.000 F pour moi et autant pour le soldat qui doit m’aider Ces messieurs promirent immédiatement. De plus, reprit le sergent, il faut que je grise le poste; avez-vous quelque argent sur vous ? Chacun s’empressa de se fouiller et le sergent sortit. Il fallut encore attendre que l’eau-de-vie eût accompli son œuvre. Enfin, le sergent revint avec deux capotes de soldats qu’ils s’empressèrent d’endosser, puis ils sortirent derrière lui. Ils traversèrent le poste sans encombre; les soldats allongés sur les bancs ne donnèrent pas signe de vie. Le factionnaire de la porte se joignit à eux après avoir déposé son fusil dans sa guérite. C’était le soldat auquel ils s’étaient d’abord ouverts. Le sergent prit aussitôt la clef de la porte extérieure et, une fois dans la rue, ferma la porte à double tour. Les fugitifs prirent immédiatement leur course; mais tout danger n’était pas passé, car il fallait sortir de la ville qui était gardée militairement.

Je ne sais par quel moyen ils y parvinrent , mais ils y réussirent et gagnèrent les villages bien connus de M. de Saint-Georges. Les deux soldats passèrent aux Chouans pendant quelque temps puis, munis chacun de leurs 15.000 Frs, ils regagnèrent Paris d’où ils étaient.

    • L’autre évasion est bien plus extraordinaire. Elle tient presque du miracle.
  • Un gentilhomme normand, dont je ne sais pas le nom, avait été emmené avec une soixantaine de ses camarades pour être fusillé. Arrivés dans la prairie aujourd’hui appelée le Champ des Martyrs où l’on a élevé une chapelle expiatoire au bord de la petite rivière d’Auray, lieu désigné pour les exécutions, ils furent mis sur une seule ligne en face de 400 soldats qui devaient les fusiller. Quelques instants après, la terrible décharge à lieu et les malheureuses victimes tombent toutes, la plupart foudroyées.
  • Quelques-unes cependant n’étaient pas mortes sur le coup et se tordaient dans les convulsions de l’agonie. Le Normand, par la protection de la providence, ne fut pas atteint, mais il se laissa tomber comme les autres et, roulant pour simuler les convulsions des blessés, il se rapprochait le plus vite possible de la rivière. Alors celui qui commandait l’exécution s’avança de deux ou trois pas et dit en élevant la voix : « Si quelqu’un n’a pas été atteint, qu’il se lève, la République lui pardonne ! » Ce n’était là qu’un piège horrible, car les soldats rechargeaient leurs armes précipitamment. Le Normand continua donc à rouler, puis, se levant rapidement, il fut en deux sauts au milieu des saules qui bordaient en cet endroit la rivière et, plongeant rapidement, reçut encore une nouvelle décharge sans être atteint. Il nageait bien, quelques brasses le portèrent sur l’autre bord où des paysans témoins de ces tristes scènes protégèrent sa fuite. N’est-ce pas le cas de dire : « Ce que Dieu garde est bien gardé »?
  • Vingt ans plus tard, sous la Restauration, lors de la pose de la première pierre de la Chapelle expiatoire et du monument de la Chartreuse faite par Monseigneur de BRUC, évêque de Vannes, un homme, déjà avancé en âge et que personne ne connaissait, se tint pendant toute la cérémonie dans le recueillement le plus complet; il levait à peine les yeux, mais ses larmes coulaient avec tant d’abondance qu’il était souvent obligé de couvrir sa figure de ses mains.
  • Vingt ans plus tard, sous la Restauration, lors de la pose de la première pierre de la Chapelle expiatoire et du monument de la Chartreuse faite par Monseigneur de BRUC, évêque de Vannes, un homme, déjà avancé en âge et que personne ne connaissait, se tint pendant toute la cérémonie dans le recueillement le plus complet; il levait à peine les yeux, mais ses larmes coulaient avec tant d’abondance qu’il était souvent obligé de couvrir sa figure de ses mains. C’était ce gentilhomme échappé miraculeusement qui était venu de sa Normandie prier pour ses malheureux frères d’armes et revoir une fois encore où s’était accompli un des plus cruels drames de la Révolution.

Nouvelles visites domiciliaires.

      • Une aventure de M. de Foucher.

Après cette malheureuse expédition qui avait pour elle toutes les chances de succès si elle avait été bien conduite et si la trahison n’était pas venue se joindre à la mésintelligence des chefs, les rigueurs recommencèrent dans le Morbihan

Les nombreuses troupes que HOCHE avait concentrées dans les environs de Vannes et d’Auray fouillèrent le pays dans tous les sens en se retirant. Ma mère reprit, comme je vous l’ai dit, son déguisement de paysanne et sa vie errante. Un an avant, en 1794, ma grand-mère et mes tantes étaient sorties de prison à la mort de Robespierre. Je ne sais si elles rentrèrent alors à Sourdéac. En tous cas, elles n’y restèrent pas longtemps, car, à l’époque de l’expédition de Quiberon, elles étaient à Rennes et ma mère était seule à Sourdéac. Pourquoi ne les suivit-elle pas ? Je ne le sais pas au juste, mais il est probable qu’elles se croyaient plus en sûreté dans le pays sous son déguisement. Plusieurs colonnes de troupes séjournèrent à Glénac et fouillèrent les environs. Ma mère leur échappa grâce à son déguisement et à la discrétion des habitants.

M. de FOUCHER avait ses refuges ordinaires. Mais un jour il fut surpris et faillit passer un mauvais quart d’heure. Il finissait de diner quand il entendit des coups de fusil au bas de son jardin. Furieux qu’on se permît une semblable imprudence (car il croyait avoir à faire aux habitants de Glénac), il se précipite pour en admonester vertement les habitants. Le mur du jardin, le long du marais, était alors masqué par une charmille. Il arriva donc sur les délinquants avant d’avoir pu les reconnaître et, débouchant à l’improviste, en saisit un par le collet en s’écriant : " Qui vous a permis d’entrer ici et de tirer sur mes oies ?". C’étaient deux grenadiers qui s’amusaient à tuer des oies sur le marais par-dessus le mur du jardin. Le père FOUCHER reconnaissant enfin à qui il avait affaire faillit tomber de son haut. Il s’empressa de relâcher son homme qui, faisant trois ou quatre pas en arrière et croisant la baïonnette, lui dit à son tour : « B… de Chouan, si je te foutais la curée de mon fusil dans le ventre, qu’en serait-il ? » Mais déjà le père FOUCHER était à ses pieds : " Pardon, Citoyen, je me suis trompé; je suis un citoyen inoffensif, père de cinq enfants; j’ai un frère colonel au service de la République. Faites-moi le plaisir de venir vous rafraîchir . » Les grenadiers, qui sans doute avaient soif, ramassèrent leurs oies et le suivirent

Quand ils furent partis pour rejoindre leur colonne, le bonhomme qui se voyait déjà une mauvaise affaire sur les bras ne demanda pas son reste et fila vers le camp de Saint-Just aussi fort que ses jambes pouvaient aller. Mais ce jour-là était un jour néfaste, car il tombe de Charybde en Scylla. Il arrive tout essoufflé à la Chouannière et prie M. RADO de le mettre de l’autre côté de l’Aff. Celui-ci fait observer qu’il serait imprudent de montrer son bateau et de s’en servir en plein jour sans une absolue nécessité; que, du reste, le passage n’était pas occupé et qu’il valait mieux aller par là.

Voilà donc le bonhomme qui rebrousse et qui enfile par la chaussée. Comme il arrivait au bout, il se trouva nez à nez avec une troupe de républicains, pas moyen de fuir ! Il prend son parti en brave et se dirige vers eux, salue le commandant le plus républicainement possible, parle de son patriotisme, se recommande de son frère le colonel, montre du doigt sa maison et prétexte une affaire dans les environs. On le laisse aller. Mais un peu plus loin, il rencontre quatre traînards accompagnés d’une cantinière, espèce de harpie révolutionnaire qui l’agonise de sottises et veut absolument contraindre les soldats à l’arrêter et à le conduire à leur chef. Il a beau dire qu’il vient de lui parler et qu’il a reconnu son civisme, elle ne veut rien entendre. Cependant, les soldats, d’abord indécis, finissent par le laisser passer et il se sauve à toutes jambes, croyant à tout instant recevoir une balle, car les invectives de la cantinière continuaient de plus belle contre lui et contre les soldats. Enfin, il arriva plus mort que vif au camp de Saint-Just, où il n’eut pas trop d’un bon souper et de sa partie de cartes pour le remettre de ses émotions multipliées de ce mémorable après-midi.

Il racontait souvent cette anecdote et, relativement à son apostrophe au grenadier, il ajoutait : " Il y a des jours où on perd la tête " C’est la plus grande folie de ma vie. Je ne la referais pas aujourd’hui. "Jeunesse présomptueuse, vieillesse méfiante ". Il aimait à citer les proverbes.

M. de Gouyon rentre à Sourdéac au péril de sa vie.

Au bout de quelques mois de sa rentrée en Angleterre, mon père, découragé, fut pris d’une espèce de spleen ou de mal du pays. Après avoir réfléchi longtemps et froidement sur les illusions de son parti qu’il avait d’abord partagées lui-même, il ne put réussir à voir pour le moment la moindre chance de succès. Il résolut donc de rentrer en France; il savait bien à quoi il s’exposait, mais il aimait mieux mourir dans sa patrie et près des siens que sur une terre étrangère. Il gagna de nouveau Jersey, qui était le point de départ et d’arrivée de la correspondance des Chouans, et s’aboucha avec les royalistes chargés de ce service. Il fut convenu qu’il partirait pour la France à la première occasion.

Quinze jours après, il s’embarqua sur un sloop armé en corsaire, un des bâtiments qui faisaient ce service, et ils cinglèrent vers les côtes de Bretagne. Il dit adieu de bon cœur à cette terre d’Angleterre de laquelle il avait reçu quelques secours, mais qui, sans trahir positivement la cause du Roi comme le Roi de Prusse, ne faisait rien de ce qu’il fallait pour éteindre la guerre civile en France. Il y avait à bord, outre les personnes chargées de la correspondance, quelques émigrés qui rentraient comme lui, les uns pour se cacher dans leurs familles, les autres pour prendre part à la Chouannerie. Vers le milieu de la nuit, le navire mit en panne, deux canots furent mis à l’eau et les émigrés y entrèrent avec leur petit bagage et armés de pied en cape. On fit force de rames pour gagner la terre, tout en faisant le moins de bruit possible, et on prit terre dans une petite baie à une lieue de Saint-Cast. On débarqua rapidement et les chaloupes regagnèrent le large. Les débarqués avaient à peine fait 400 pas sur la grève lorsqu’ils entendirent crier : " Qui vive ! " Personne n’ayant répondu, deux coups de feu partirent presque en même temps. Celui qui commandait leur petite troupe pratiquait ces débarquements depuis longtemps. Il ne fut point surpris; mais se retournant vivement vers son monde, il demanda : « Y a-t-il quelqu’un de blessé ? Non, alors sur eux, au pas de course. » Mais les deux douaniers ne les attendirent pas.

Ils gagnèrent l’intérieur des terres par des chemins détournés et à travers champs; puis, après avoir fait environ trois lieues, le jour allait paraître; ils se séparèrent et chacun chercha à se tirer d’affaire comme il put. Mon père connaissait un gentilhomme des environs qui était prévenu de son arrivée et qui l’accueillit parfaitement. C’était, je crois, M. de la BARONNAIS (Collas). Ce gentilhomme avait une nombreuse famille. Mon père, qui l’ignorait, voyant un couvert de dix-huit personnes, ne put s’empêcher de faire des reproches à son hôte d’avoir invité des étrangers, sa position ne lui permettant pas de se montrer dans une réunion aussi nombreuse. « Rassurez-vous, lui dit en souriant M. de la BARONNAIS, il n’y a que ma famille : ma femme, ma belle-sœur et mes enfants. » Il passa la journée dans cette famille patriarcale et, le lendemain, son hôte le conduisit chez un voisin qui lui-même le mena chez un autre, et il arriva de la sorte à la Minière en Réminiac, chez M. du QUEUZO (Henry), d’où il adressa un messager à Sourdéac pour ne pas surprendre ma mère. Il y arriva la nuit suivante après cinq ans d’absence.

Je n’entreprendrai pas de dépeindre les émotions suivies de crainte que mon père et ma mère éprouvèrent en cette circonstance. Il fallait le plus grand secret. On pouvait compter sur les domestiques; ils furent mis dans la confidence. Il fut convenu que les portes de la cour seraient verrouillées, même le jour, pour donner le temps à mon père de se cacher en cas d’alerte. Alors il gagnait le grenier de la chambre au-dessus de la cuisine qui communiquait avec cette chambre par un placard d’attache dont on dissimulait les joints en y accrochant quelques effets. Ce moyen réussit pendant quelque temps, mais il n’offrait pas une grande sécurité. Mon père étudia tous les coins de la maison pendant quelques jours et finit par s’arrêter au grenier du cellier en appentis qui débouchait dans le corridor des chambres. Il fallait y faire un placard dont le fond mobile put être soigneusement dissimulé. Pour cela, il fallait l’aide d’un homme du métier. On jeta les yeux sur un vieux couvreur nommé RIALLAND qui accepta volontiers et garda le secret parfaitement. Mon père l’aidait de toutes ses forces. Il avait hâte d’avoir enfin un gîte plus sûr. Malgré cela, l’opération dura six jours. Mais c’était si bien fait que, malgré les nombreuses fouilles qui eurent lieu, cette cachette ne fut soupçonnée par personne.

Quelles ne devaient pas être les angoisses de ma pauvre mère quand, accompagnant elle-même les personnes qui faisaient ces visites, leur ouvrant elle-même les appartements, les meubles, les armoires, elle arrivait au fameux placard dont le fond seul les séparait de son mari! Quelle force de caractère il lui fallut pour ne pas trahir son inquiétude ! Un regard, une hésitation, la moindre chose enfin, pouvait mettre sur la voie ces limiers habitués à lire les impressions du visage. Eh bien ! Cette femme qui paraissait si timide a toujours eu assez de force pour paraître impassible dans ces circonstances.

Une seule fois elle eut peur de s’être trahie.

Un prêtre, M. COUE DE LA TOUCHE, se trouvait à la maison quand une visite domiciliaire vint les surprendre pendant la nuit. Mon père et lui se vêtirent à la hâte et se précipitèrent dans la cachette. Mais leurs lits défaits et chauds étaient une preuve accusatrice qu’il fallait faire disparaître avant d’introduire les commissaires. Ma mère ouvrit sa fenêtre et leur cria : « On y va ! « Donnez-nous seulement le temps de nous vêtir. » Cependant, les républicains s’impatientaient et manquaient d’enfoncer la porte. On ouvrit et ils entrèrent fort mal disposés, comme on peut le croire. La visite commença. Arrivés au fameux placard, ma mère frissonna malgré elle et fit un mouvement qui aurait pu la trahir s’il avait été remarqué. Elle avait entendu une voix. Celui qui était derrière elle pouvait l’avoir entendue aussi et tout était perdu. Mais elle vit qu’il n’en était rien et se remit aussitôt.

La visite finie et les républicains partis, ces messieurs sortirent de leur réduit. Elle leur fit part de la frayeur qu’elle avait eue. Voici ce qui était arrivé. Mon père avait le dos appuyé contre l’entrée de la cachette en cas qu’on eût frappé dessus, afin qu’elle n’eût pas sonné le creux, ce qui les aurait fait découvrir. Au moment où on ouvrait le placard, M. de la TOUCHE fut pris d’un tremblement nerveux très violent et ses dents claquaient fortement. Mon père lui fourra son mouchoir dans la bouche en lui disant : « Mordez dedans ! » C’était ce que ma mère avait entendu.

Mon pauvre père a mené cette existence précaire pendant vingt-sept mois. Il ne sortait jamais le jour. Le soir, quand les ténèbres couvraient la terre, il allait faire les cent pas dans le jardin. Si la nuit était trop claire, il se renfermait dans la cour et les domestiques faisaient sentinelle au-dehors pour donner l’alarme en cas de surprise et empêcher qu’un œil indiscret ne vint à s’appliquer aux interstices des portes. Cette réclusion de vingt-sept mois fut funeste à la santé de mon père qui, étant d’un tempérament sanguin, avait besoin de beaucoup d’exercice et, quoiqu’il n’eût que 34 ou 35 ans, il s’en ressentit jusqu’à la fin de sa vie.

Autre aventure de Monsieur de Foucher

Dans les premiers mois de la rentrée de mon père, beaucoup firent comme lui. Les plus jeunes passèrent aux Chouans pour la plupart, mais ceux-ci voyaient d’assez mauvais œil les anciens officiers qui auraient pu leur enlever le commandement et qui ne se prêtaient pas facilement à leur manière de faire la guerre. Ils furent donc presque tous obligés de se cacher. De ce nombre était Auguste de FOUCHER, le frère de celui du Grand Clos, qui avait fait les campagnes de l’armée de Condé. Connaissant la pusillanimité de son frère, il n’osa se rendre au Grand Clos. Il alla donc d’abord à la Giraudaye et le jeune Charles DU FRESCHE qui était alors tout jeune, fut envoyé au Grand Clos prévenir M. de FOUCHER que son frère l’attendait. À cette nouvelle ,le père FOUCHER entra en fureur en déclarant qu’il n’irait pas en poussant des exclamations dans ce genre contre son frère : « Ebobé ! Qu’avait-il besoin de venir ici nous compromettre ! Qu’il ne fasse pas au moins la bêtise de venir ici ! Je ne le verrai certainement pas. »

Dans les premiers mois de la rentrée de mon père, beaucoup firent comme lui. Les plus jeunes passèrent aux Chouans pour la plupart, mais ceux-ci voyaient d’assez mauvais œil les anciens officiers qui auraient pu leur enlever le commandement et qui ne se prêtaient pas facilement à leur manière de faire la guerre. Ils furent donc presque tous obligés de se cacher. De ce nombre était Auguste de FOUCHER, le frère de celui du Grand Clos, qui avait fait les campagnes de l’armée de Condé. Connaissant la pusillanimité de son frère, il n’osa se rendre au Grand Clos. Il alla donc d’abord à la Giraudaye et le jeune Charles DU FRESCHE qui était alors tout jeune, fut envoyé au Grand Clos prévenir M. de FOUCHER que son frère l’attendait. À cette nouvelle ,le père FOUCHER entra en fureur en déclarant qu’il n’irait pas en poussant des exclamations dans ce genre contre son frère : « Ebobé ! Qu’avait-il besoin de venir ici nous compromettre ! Qu’il ne fasse pas au moins la bêtise de venir ici ! Je ne le verrai certainement pas. »

Le père FOUCHER, sans oser élever la voix, faisait mille contorsions et gesticulait pour faire revenir M. RADO qui avait gagné l’autre bord et était fort occupé à couler son bateau. Les éclats de rire de M. du FRESCHE lui firent enfin lever les yeux et ce dernier lui cria de quoi il s’agissait tout en continuant à étouffer. Rien n’y fit. Il fallut revenir chercher le bonhomme qui criait toujours à de mi-voix : « RADO! Ebobé ! Dépêche-toi donc vite de venir me prendre ! » M. RADO revint à la fin et M. de FOUCHER retourna au Grand Clos où sa femme lui fit un rude sermon, tandis que Charles du FRESCHE rentrait à la Giraudaye et racontait l’aventure dont on s’amusa tout le reste du jour et même le jour suivant quand on vit enfin arriver le bonhomme cédant aux nouvelles instances de sa femme. M. de FOUCHER racontait volontiers cette anecdote et en riait lui-même, mais il prétendait que du FRESCHE chargeait le tableau. Celui-ci, qui aimait à gouailler, ripostait vivement. Il était curieux de les voir aux prises.

Naissance de mon frère Louis.

Quelques mois après la rentrée de mon père, ma mère s’aperçut qu’elle était grosse. La position était vraiment embarrassante. Si elle faisait ses courses à Glénac ou dans le pays, c’était faire connaître la présence de son mari. On l’eut alors tant et tant cherché qu’il aurait fini par être découvert. Dans ces cas, sa mort était certaine. Que faire ? Aller dans une grande ville où elle eût été inconnue ? Mais il fallait faire enregistrer l’enfant. Il serait déclaré enfant naturel et, par conséquent, inhabile à hériter même de la mère s’il avait au plus tard d’autres frères. Il fallait donc trouver un moyen de tout cacher aux autorités du pays, tout en faisant enregistrer l’enfant sous son véritable nom. Ce n’était pas chose facile. On écrivit à Rennes, à ma grand-mère et à M. de KERVEN à Lesneven (le frère de ma mère n’avait pas émigré).

La poste n’allait pas vite alors; on perdit beaucoup de temps. Enfin, on reçut une lettre de M. de KERVEN qui disait à ma mère de venir chez lui pour y faire ses couches, qu’une fois l’enfant venu au monde, on s’arrangerait de façon à le faire enregistrer à la mairie, que la municipalité de Lesneven était plus bête que méchante, à l’exception d’un seul qu’on trouverait bien moyen d’écarter ce jour-là. Cette lettre fut reçue avec joie et ranima les courages. On écrivit de nouveau à ma grand-mère qui envoya sa fille Renée (qui fut depuis religieuse de Saint-Thomas) pour accompagner ma mère.

Le voyage décidé et le jour fixé, il fallait se procurer un passeport. Il ne pouvait paraître extraordinaire aux autorités que ma mère voulut aller dans son pays natal où elle avait ses propriétés et qu’elle se fit accompagner de sa belle-sœur. Aussi le passeport fut délivré sans la moindre observation. Toutes ces démarches avaient demandé bien du temps et la grossesse de ma mère était si avancée qu’on craignait de la voir accoucher en route, car la route était longue et il n’y avait d’autres moyens de transport que les chevaux et les charrettes. Si, malheureusement, l’événement arrivait en route, tout serait découvert et on retomberait dans les périls que l’on voulait éviter tant pour le père que pour l’enfant. Le premier jour, on coucha à Rochefort; le second à Vannes chez des vieilles demoiselles Du COUËDIC qui avaient été prévenues et qui voulaient garder ma mère un jour ou deux à se reposer, car elle était bien fatiguée. Mais il n’y avait pas de temps à perdre; en conséquence, on repartit le lendemain en passant par Le Faou et Châteauneuf pour éviter Quimper. Enfin, ma mère arriva à Lesneven après plusieurs jours de route, en proie à des fatigues physiques et morales de toute sorte. Elle se mit immédiatement au lit et ne tarda pas à éprouver les premières douleurs. Le doigt de Dieu n’apparait-il pas en tout ceci d’une manière incontestable ?

Monsieur de KERVEN, ayant été prévenu que l’accouchement ne se ferait pas attendre longtemps, envoya chercher Monsieur MORSEC de KERDANET, avocat distingué et sur lequel on pouvait compter. À son arrivée, il fut introduit dans la chambre de ma mère et tout lui fut expliqué. Après avoir réfléchi un instant, il dit à M. de KERVEN et à ma mère : " Sitôt que l’enfant sera né, présentez-le à la mairie; il est important que personne ne connaisse sa naissance avant la présentation. Il faut agir par surprise; s’ils ont le temps de la réflexion, cela pourrait ne pas réussir, mais pris à l’improviste, ils l’inscriront probablement sans faire d’observations. Puis demandez de suite un extrait de l’acte, signé, avec le cachet de la mairie. Si les choses se passent ainsi, comme je l’espère, ils seront pris dans leurs propres filets . Puis, s’adressant à ma mère, il lui dit : « Bon courage et de la présence d’esprit, car il est à craindre que, s’apercevant de leur bêtise, ils ne viennent vous réclamer l’extrait, mais n’ayez pas peur, dites que vous ne l’avez plus, que vous l’avez adressé à votre mari… bref, ne le donnez sous aucun prétexte, ils ne peuvent rien contre vous . » Il sortit en lui répétant : " Bon courage, n’ayez pas peur."

Elle accoucha d’un gros garçon (votre oncle Louis) sans que cette nouvelle eût transpiré. Tout se passa comme M. de KERDANET l’avait prévu. M. de KERVEN prit son vieux domestique et un voisin pour témoins et se rendit à la mairie avec l’enfant, dicta l’acte qui fut transcrit par l’officier municipal et signé séance tenante. Puis il demanda un extrait qui lui fut également délivré, afin, dit-il, de l’envoyer au père par un exprès qui allait partir de suite.

  • Quelques heures après, c’était la nouvelle de toute la ville. Le meneur du conseil municipal l’apprit par hasard et, au nom DE GOUYON, il flaira quelque chose d’insolite dans cette affaire. Il arrive à la mairie, demande à voir l’acte et dit à son compère : « As-tu consulté la liste des émigrés avant l’enregistrement ? » « Ma foi, dit l’autre, je n’y ai pas pensé. — Va la chercher », et ils se mirent à la parcourir. À l’article GOUYON, ils en trouvèrent deux émigrés dans le Morbihan: l’un marié et l’autre célibataire. Ils s’écrièrent alors : " Nous sommes floués " Il faut recouvrer l’extrait ! Et aussitôt ils arrivent chez Monsieur de KERVEN et, malgré la position de ma mère, ils insistent pour être admis auprès d’elle. Il fallut les introduire.
  • C’était d’exécrables despotes, la vie des particuliers était entre leurs mains. Ils entrèrent donc et dirent à ma mère que l’extrait qu’on lui avait délivré n’était pas en bonne forme, qu’elle devait le rendre et qu’on lui en délivrerait un autre plus régulier. Ma mère répondit qu’elle regrettait d’autant plus qu’il ne fut pas en bonne forme qu’il était déjà expédié et qu’il serait impossible de rejoindre l’express qui avait presque une journée d’avance: mais qu’ils pouvaient toujours délivrer un nouvel extrait et qu’on annulerait le premier.
  • Cela ne faisait pas leurs affaires. Ils éclatèrent donc en menaces grossières. Ma mère l’avait prévu et ne fut pas troublée. Ils s’écrièrent : " Citoyenne, tu nous as trompés " Ton mari est émigré, nous nous en sommes assurés . » Ça n’est pas vrai, leur répondit ma mère. Il a été obligé, pour se cacher, de quitter son domicile, mais il est en France. D’ailleurs, qui me prouve ce que vous me dites ? Pouvez-vous me montrer cette liste ? » L’un d’eux la tenait à la main. Il la lui présenta en disant : " Tiens, vois l’article Morbihan." Ma mère y jeta les yeux et dit avec un sang-froid qui les déconcerta : " Quoi! C’est avec de pareils documents que vous prétendez que mon mari est émigré, mais il n’y a aucun prénom et le nom de COIPEL que nous portons pour nous distinguer des autres familles de GOUYON, qui sont nombreuses en Bretagne, ne s’y trouve même pas ! Puis, se tournant de l’autre côté, elle ajouta : " Je suis très fatiguée, j’ai déjà trop parlé dans la position où je suis, je vous prie de me laisser reposer. " Ils se regardèrent assez déconcertés et sortirent de la chambre en jurant.

La nuit venue, M. de KERDANET vint savoir comment les choses s’étaient passées. Il rit bien du tour qu’il venait de jouer aux municipaux, demanda à voir l’enfant et dit en partant : " Il est fort et bien gentil; c’eût vraiment été dommage qu’il n’eût pas un état civil en bonne forme. " Lorsque ma mère fut remise, on s’occupa de trouver une nourrice à l’enfant, car il était impossible de le mener à Glénac où il fallait absolument qu’on ignorât tout ce qui s’était passé. Il fut mis en nourrice au moulin du Diouris sur l’Abervrac’h en Plouguerneau, non loin du château de Kérouartz. Il ne fut amené à Sourdéac que trois ans après, lorsque mon père n’eut plus besoin de se cacher. Quand ma mère revint à Sourdéac, la terreur régnait encore, avec cependant des intervalles de calme relatif. Aussi, quand ma mère se désolait, mon père, qui entrevoyait la fin de l’orage, tâchait de la tranquilliser. Il faisait même des projets pour arranger la Villejanvier et s’y installer. Le terme de sa réclusion arriva enfin.

 

 



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